Andrée Christensen
Auteure et artiste
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Dialogue avec la ruche

Journal du roman

Quatuor américain, quatuor à cordes numéro 12 en F majeur, d’Antonin Dvorak, deuxième mouvement, Lento.
Ce mouvement a été la source d’inspiration principale pour la création du personnage de Melyssia. La jeune femme dansera également sur cette musique pour le peintre Giotto, rencontré à Venise. 
 

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Dialogue avec la ruche
Journal d’écriture
(2010-2018)

Ce journal d’écriture ne se veut pas une œuvre littéraire, mais un carnet de réflexions spontanées et parfois inachevées. Je n’ai pas cherché à masquer faiblesses, répétitions et contradictions, au profit de l’authenticité et de la préservation de l’émotion du moment.

J’ai toujours eu une vie secrète
et c’était toujours la vraie.

Imre Kertész

 

C’est quand ce que j’écris prend la forme d’un journal que j’ai la plus grande impression de fiction.

Hervé Guibert

Introduction

Je n’ai jamais, avant aujourd’hui, éprouvé l’envie ou le besoin de tenir un journal. Pas même à l’adolescence, où la plupart de mes amies y notaient leurs secrets, leurs réactions aux évènements de la journée, leurs émotions, des esquisses de poèmes. Certains écrivains célèbres ont adopté cette forme d’écriture fragmentaire et souvent anecdotique, manière de fixer le temps, de devenir les historiens d’eux-mêmes. Cependant, à moins d’une plume exceptionnelle et de réflexions exaltantes, ce type de culte du moi a toujours déclenché un certain malaise.

Au seuil de mon nouveau projet d’écriture, je ressens pour la première fois le besoin de mieux comprendre le cheminement que j’entreprends. Peut-être le journal m’aidera-t-il à m’ancrer dans le monde imaginaire inédit qui s’ouvre à moi, à être davantage à l’écoute, à comprendre où je vais et par où je dois passer pour mener le projet à terme en évitant de me perdre en chemin.

Si, au départ, le dialogue intérieur et les réflexions que j’ai notés m’étaient destinés, j’ai constaté, à un certain moment, que je n’écrivais pas uniquement pour moi, mais que je m’adressais aussi au lecteur. Ainsi, le journal est devenu une aventure de la conscience, la forme ouverte et communicable d’un discours intérieur permanent. C’est dans la solitude et le silence fécond du journal que je suis entrée en relation simultanée avec moi-même et avec l’autre.


* * *

Dans la nature, on voit le plus souvent les abeilles butineuses, et ce, uniquement à la belle saison. On n’aperçoit jamais la reine dissimulée dans l’obscurité parfumée des rayons, inlassable pondeuse et maîtresse d’œuvre de la ruche ; ni la production de la cire émanant des glandes cirières des ouvrières, situées de chaque côté de leur abdomen ; ni la miraculeuse transformation du nectar en miel savoureux par ces discrets alchimistes. C’est dans un esprit de partage et d’ouverture que j’ai poursuivi mon travail et invite aujourd’hui le lecteur à pénétrer au cœur de « ma » ruche, celle qui s’est construite en mots et en images, en musique aussi. Ceux et celles qui accepteront l’invitation à découvrir les mystères de l’Isle aux abeilles noires assisteront aux différentes étapes du projet, de la conceptualisation du roman, à la création des premières œuvres visuelles et participeront à ses nombreuses métamorphoses au fil de mes six années de travail. 


A.C.

Journal d’écriture
Mi-novembre 2010
Métamorphose d’un deuil 

Le cordon ombilical qui me relie à mon deuxième roman La mémoire de l’aile a été en principe coupé. Le livre est enfin en librairie et je l’ai déjà présenté lors d’une causerie publique. Si j’éprouve une grande joie à la parution de l’ouvrage, un soulagement aussi après quatre ans de travail à temps complet sur le projet, il m’est impossible de nier que j’éprouve une certaine tristesse, l’impression de vivre un deuil. La publication correspond au moment où je dois lâcher prise, larguer les personnages qui m’ont habitée, ont cheminé en moi pendant plusieurs années. Même si je suis consciente que le moment est venu pour eux de poursuivre leur vie dans le regard et l’imagination des lecteurs, leur départ simultané laisse dans ma vie un vide immense et douloureux.

L’instant natal est toujours déchirement. Passage inévitable et éprouvant du connu à l’inconnu. L’arrachement nécessaire au commencement de la vie. Toute femme, tout enfant ne le savent-ils pas ? Il suffit également d’observer l’oisillon qui, un jour, répond à l’appel irrésistible de la nature en tapant des heures sur sa coquille, jusqu’à l’épuisement, rien que pour la craqueler. Une fois sorti de l’œuf, nu et frissonnant, il se recroqueville au fond du nid dans un état d’épuisement près de la mort. Qui n’a pas, au moins une fois dans sa vie, été témoin de la mue lente et difficile de papillons, de libellules, de cigales ? Or, quelle oreille a ouï leurs cris inaudibles ? Comment nommer l’énergie motrice de la vie, quasi atomique, nécessaire à toute matière végétale pour percer, à chaque année, la terre vernale, froide et dure à la recherche de la chaleur et la lumière ? On s’étonne des mauvaises herbes, courageuses pourtant, qui transpercent le béton, une simple onglée de terre pour les nourrir. Et la graine, qui fend son enveloppe protectrice si dure que même un couteau ne peut percer, ne relève-t-elle pas du miracle de la naissance ?

Comment mesurer la douleur et la jouissance et la tension qui accompagnent toute création ? Qu’elle s’échelonne sur deux heures, deux cent quatre vingt jours, deux siècles, peu importe, la naissance est une mue éprouvante, souvent secrète et sans témoin.


* * *


Ils ont été exigeants, intransigeants, ces Angéline-Lilith-Mélusine et Beltran, ces personnages qui se sont installés dans ma vie sans me demander la permission, me réveillant parfois la nuit, me pressant de les laisser s’exprimer. Je ne suis pas du genre à me faire dire quoi faire, pourtant, je leur ai fait confiance et je les ai suivis, presque aveuglément, talonnée par la crainte de les décevoir. En revanche, ils m’ont fait voir le monde et la vie à travers leur regard unique qui est maintenant le mien.

Sans nouveau projet d’écriture à l’horizon, je me sens comme une lionne en cage, prisonnière du vide, impatiente, inquiète et agitée.

Fin novembre 2010
La magie du nombre 3

Un dimanche matin, sans préavis, le chiffre trois fait jaillir dans mon imagination un sentiment d’excitation inexplicable. Les vertus secrètes, les pouvoirs sacrés et le symbolisme des nombres ont toujours exercé sur moi une certaine fascination. La mémoire de l’aile ne portait-il pas sur les trois facettes et les trois noms d’un même personnage ? Le chiffre 3, singulier dans l’univers des nombres, a toujours eu une part importante tant dans mes écrits que dans mes œuvres visuelles et la création d’aménagements paysagers. Quelque chose de mystérieux en moi remue. Le pressentiment d’une histoire où il est question du chiffre trois. Encore une fois ?

En coup de vent, une petite fille apparaît dans ma tête. Elle a un œil vert et un œil bleu. Je crois comprendre qu’elle s’appelle « Trois ». Sa chevelure d’or mousse en cascade jusqu’à la taille. Quel prénom curieux! Mon cœur s’enflamme. Que se passe-t-il ? Cette apparition inattendue serait-elle le signe avant-coureur d’une nouvelle aventure littéraire ? Ce personnage que j’ai à peine entrevu à la lisière de la conscience, m’aurait-elle déjà séduite ? J’écris son nom, Trois, et soudain j’ai l’impression de commencer un livre.

Pendant les jours qui suivent, comme la Nadja d’André Breton, elle apparaît, disparaît de mon champ de conscience. Le désir renaît, la curiosité me dévore. L’enfant parle trop vite, me raconte des histoires décousues que je n’ai pas le temps de noter. Qui peut bien être cette petite séductrice qui me promet des moments de plaisir ? Au creux du ventre, la faim de l’écriture déjà me triture.

Dans les jours qui suivent, deux autres petites filles apparaissent. Même si celles-ci n’ont pas encore de noms, bientôt elles forment dans mon imagination et dans mon cœur un trio inséparable, plus encore, une triade. Derrière elles, d’autres silhouettes encore floues. J’ai de plus en plus l’impression qu’un roman m’invite à franchir son seuil.

Il y a dans un livre imaginé, mais pas encore écrit, la force d’un coup de foudre et l’allégresse d’une rencontre amoureuse, le désir de s’engager, coûte que coûte, dans l’ivresse d’un nouveau commencement. Par ailleurs, j’éprouve la crainte de la jeune mère qui hésite à refaire l’amour si tôt après l’accouchement, de peur de se retrouver trop vite enceinte. Elle n’a pas encore eu le temps d’oublier les complications de sa grossesse et les douleurs de son accouchement.

Il y a toujours aussi la crainte de l’inconnu. Où le livre m’emmènera-t-il ? D’expérience, peut-être là où je ne souhaite pas aller. Quelles souffrances non réglées me seront lancées en pleine figure ? Je sais également qu’il me faudra faire confiance à la sagesse des personnages et les suivre presque aveuglément, comme je l’ai toujours fait. 
L’écriture est plus souvent qu’autrement un acte de foi.

Il serait encore temps de reculer, de renoncer au projet qui n’a pas encore de nom, me dis-je, mais non, il est déjà trop tard! J’ai beau en rejeter l’idée et la combattre, le germe d’une création nouvelle s’est déjà enraciné malgré moi.

Pour avoir déjà vécu cette aventure, je sais que l’écriture romanesque est une activité périlleuse qui peut mener à une traversée de l’enfer, dont les conséquences seront néfastes pour ma santé physique et mentale. Je n’ai plus la force ni l’âge de passer par ces épreuves, mais je ne suis pas non plus prête à renoncer aux enjeux, aussi exigeants et sombres soient-ils, qui animent ma thématique. L’expérience passée de mes deux premiers romans m’ont appris une leçon que je ne puis ignorer : si je souhaite terminer le livre sans me retrouver dans un état de santé physique précaire et une période de dépression dont il faudra des mois à me remettre, il me faut à tout prix mettre en place une forme de saine distance entre moi et les personnages et faciliter l’aller-retour entre l’écriture et ma vie personnelle. Est-ce que ce sera possible ?

Création d’un paysage

Quel est-il ce lieu jamais vu, ni même entrevu, qui émerge de mon inconscient, s’évanouit comme une île mythique engloutie, puis se recrée à des moments inattendus ?

D’où vient-il ce paysage, d’abord simple impression qui, au fil des jours et des mois qui suivent, dévoile une géographie et une géologie d’abord floue, puis de plus en plus précise ?

À lui seul, le mot île me fait rêver. Plus jeune, mon désir le plus cher était d’habiter une île. Une île à moi qui me permettrait d’y vivre, isolée du monde et en toute liberté. Inutile de préciser que ce souhait demeurera à l’état de désir, inatteignable. En revanche, l’écriture me conduit vers cette étendue de terre au milieu des eaux, probablement parce qu’elle évoque la notion même de solitude, de refuge, de rupture avec la réalité, de liberté.

L’attrait pour la vie insulaire me vient sans doute aussi du fait que mon père est né et a vécu son enfance dans l’île d’Endelave, au Danemark, île que j’ai visitée en compagnie de ma famille, à l’âge de dix-sept ans. Selon le testament de mon oncle paternel, mon frère et moi devions devenir propriétaires de la maison familiale après sa mort et celle de sa femme. À partir de ce moment, toute une part de ma vie s’est tissée autour de la possibilité d’un jour y faire de nombreux séjours pour écrire, voire y habiter une partie de l’année. À la mort de mon oncle, à notre insu, sa femme a modifié le testament et, au décès de celle-ci, la maison s’est retrouvée entre les mains de son filleul, n’ayant aucun lien de parenté avec la famille. C’est seulement au décès de ma tante que nous avons appris que la maison ne demeurerait pas dans la famille et que le filleul, au bout d’un mois, l’avait déjà vendue à des touristes allemands. Mon rêve était condamné à demeurer désir.

Est-ce pour m’aider à faire mon deuil que j’ai choisi Endelave comme lieu de l’intrigue principale de mon premier roman, Depuis toujours, j’entendais la mer ? Revivre une dernière fois les moments idylliques passés dans ce petit paradis, à jamais perdu ? Encore au début de mon nouveau projet d’écriture, recréer un paysage insulaire, même s’il est géographiquement différent, ne serait-ce pas un moyen de retrouver un passé auquel je suis encore plus attachée que je ne me suis laissée croire ?

« Tout paysage est un état de l’âme », a écrit Amiel. L’île qui est en train de naître dans mon roman correspondrait-elle à une reconstruction de moi-même ? Les paysages extérieurs que nous concevons ou simplement choisissons d’habiter sont-ils l’extension de notre sensibilité et de notre imaginaire ? En des mots bien simples, choisit-on dans la vie et dans l’écriture des espaces qui nous font écho ? Est-ce pour les mêmes raisons que le jardin que j’aménage, depuis tente ans, épouse les aspects de mon évolution en tant que femme, écrivaine et artiste visuelle ?

Une première question s’est imposée : où situer l’île ? En 2010, en lisant le numéro de janvier de la revue National Geographic, je suis tombée sur un article intitulé Sublime Scottish Islands, de Lynn Warren, accompagné de photographies de Jim Richardson. Les vingtaines de pages portent sur les Hébrides, archipel situé sur la côte ouest de l’Écosse, série de formations à la fois austères et sublimes qui, depuis des siècles, inspirent artistes, scientifiques et poètes, tous éblouis et intrigués par la richesse de ses paysages sauvages. Après de nombreuses recherches sur les sites des Scotish Screen Archives, j’ai approfondi mes connaissances des Hébrides. Des romans historiques de l’époque m’ont également fourni de précieuses informations sur les mœurs dans ces territoires isolés. Puis, coïncidence ? Un ami, perdu de vue depuis plus de quarante ans, me trouve sur Internet et refait surface dans ma vie. Daniel MacIssac, rencontré à l’âge de seize ans, est aujourd’hui avocat et vit à Antigonish, en Nouvelle-Écosse, là où il a vu le jour. Passionné d’histoire et de généalogie et sans être au courant de mes projets d’écriture, il m’envoie par la poste plusieurs dossiers qu’il a montés à mon intention, dont un de plus trois cents pages sur Eigg, petite île des Hébrides intérieures où ont vécu ses ancêtres. Combien j’ai apprécié la richesse d’information que contenaient ces inspirants dossiers décrivant l’histoire et la vie dans cette île, à travers les âges!

Presque au même moment, une amie poète et nouvelliste d’Ottawa, Nadine McInnis, devient propriétaire d’une maison à Grand Manan, la plus grande île de la Baie de Fundy, à l’extrême sud du Nouveau-Brunswick. Stimulée par ses descriptions passionnées et ses photos d’une beauté envoûtante, je me mets à faire des recherches sur l’île. C’est surtout la géologie de Grand Manan qui m’a d’abord attirée, parce qu’elle correspond essentiellement à celle que j’avais déjà imaginée pour mon île fictive. D’origine volcanique, Grand Manan se divise en deux et sa faille très évidente est visible du rivage. La section occidentale est constituée de hautes terres encerclées de falaises abruptes atteignant cent vingt-cinq mètres de hauteur. Le sol est composé de basalte de l’ère jurassique et de grès rouge. Plus ancienne de plusieurs milliards d’années, la partie orientale est beaucoup plus basse et constituée de sédiments datant du précambrien au silurien, de roches volcaniques et de granite. Telle était la vision de mon île.

Mon île et l’existence de ses habitants, je ne les imagine pas idylliques, mais avec leurs forces et leurs faiblesses, leurs dualités et leurs contradictions… un peu à l’image des yeux de deux couleurs différentes du personnage de Trois. Cette île, je la désire paysage vivant, riche de mille secrets, imparfaite, à l’image même de la nature humaine. Le tempérament de l’île sera aussi imprévisible que celui d’un enfant insoumis et colérique. Parfois du côté nord, la mer soudainement s’affolera, telle une Médée démente et infanticide. Violentes et sauvages, ses lames harcèleront les flancs rocheux des falaises. Au même moment, du côté sud, protégé du vent, dans les criques sablonneuses où les eaux prennent des teintes de mauve et d’émeraude, les vagues seront plus douces que les agneaux qui paissent dans les champs.

Je commence à brosser ses contours, inspirée de la géographie de Grand Manan, de la vie sur Eigg et sur Saint-Kilda, une des îles des Hébrides extérieures, aujourd’hui inhabitée. Je prends grand plaisir à décrire sa faune et surtout sa flore unique au monde, que je découvre pour la première fois avec éblouissement. Le jour où je lui donne un nom provisoire — Île au vent rouge — à cause de la couleur imaginée de sa terre, elle perd son statut d’île fictive, devient la terre d’accueil de mes personnages qui me la feront peu à peu découvrir à travers leur regard. Ce n’est que la dernière année de l’écriture que j’ai décidé de lui donner le nom de L’Isle aux abeilles noires pour mieux refléter ses falaises de miel et l’importance des abeilles dans le récit.

Mes personnages principaux qui sont venus dans l’île en tant qu’étrangers, je veux les faire vivre dans un lieu où aucun des insulaires, superstitieux de nature, ne veut habiter. J’invente un lieu-dit, au pied de la Falaise maudite que je nomme Vallon noir et qui, aux yeux des habitants de souche, porte en lui toute la noirceur de l’île.

Au fil des pages, la vie des trois familles qui découvrent les richesses de leur nouveau territoire, chacune à leur manière, commence à prendre forme. Des silhouettes physiques s’imposent. J’entends ronronner une machine à coudre, le feu d’un atelier de verre, celui d’une forge ; je sens l’odeur du pain. En revanche, les personnages demeurent silencieux, sans voix véritable. Parfois des bribes de phrases me parviennent quand je m’y attends le moins, comme ce matin sous la douche : « Les gens d’ici sont peu bavards et connaissent la valeur du silence. » Si je ne note pas aussitôt, je sais que ce genre de phrase ne se répétera pas, perdue à jamais. Comme hier aussi, en conduisant ma voiture, j’ai été envahie par une image bouleversante : un des personnages égorgeait de magnifiques cygnes blancs. Vision ahurissante venue sans avertissement. Qui est ce personnage ? Mâle ou femelle ? Jeune ou vieux ? Je l’ignore pour l’instant. Jour après jour, je note tout avec frénésie, sans savoir si les détails feront ou non partie du livre.

Le Marais des cygnes est l’un des premiers lieux de l’île à prendre forme et où se dérouleront probablement des scènes pivots de l’histoire. Je souhaite que l’étang devienne le décor intime de la vie d’une des petites filles dont la personnalité mélancolique lentement se précise dans mon esprit et que j’associe aux eaux dormantes. J’ai toujours été envoûtée par les marais, aux eaux insondables, lourdes et mystérieuses qui invitent à la contemplation. Le marais est pour moi le lieu de délicieuses ambivalences, d’onirisme profond, un lieu sacré, foisonnant de mythes et de légendes, et dont la mélancolie naturelle et le climat de rêverie qui l’enveloppe correspondent à mes tendances naturelles.

Je sens déjà que ce plan d’eau deviendra pour les trois filles du roman un lieu initiatique et le théâtre de drames qui ponctueront le récit. Je connais par cœur le chemin de la maison des Lévi jusqu’à l’étang pour avoir accompagné dans mon imagination leur enfant, marché dans ses pas avant le lever du soleil.

Les falaises abruptes, aux parois vertigineuses qui déchiquettent les côtes pittoresques des Hébrides et où s’affrontent dans des combats titanesques la pierre et l’eau, offrent des images fondamentales d’ambiguïté. Je veux les rochers de l’Isle aux abeilles noires à la fois dangereux et hostiles, associés à la noirceur de l’âme, à la mort violente, mais également accueillants et expansifs, symboles de vie hébergeant des colonies d’oiseaux de mer et d’abeilles sauvages.

Plus j’écris l’île, plus elle se met maintenant à exister en trois dimensions, jusqu’au jour où j’ai même l’impression d’avoir des souvenirs des lieux. Peu à peu, elle me livre ses secrets, ses trésors dissimulés dans les infractuosités des falaises, dans ses tourbières anciennes, dans ses machairs parfumés. Je suis tombée par hasard hier en faisant du nettoyage, sur un brin de « lynge » bruyère danoise que j’avais rapportée de mon voyage en terre ancestrale. Impensable de ne pas ajouter à mes paysages des landes de bruyère, comme celles que j’ai vues au Danemark et qui m’ont laissé une impression de grande beauté. 

Un personnage caché dans un quatuor à cordes 
Une pause forcée, l’apprentissage de l’inaction

Un jour, en voiture, j’entends à la radio une pièce de musique qui me touche au point de m’arracher des larmes. Cela fait plusieurs fois que j’entends cette musique qui m’obsède sans que jamais je réussisse à l’identifier. Enfin, aujourd’hui, j’en apprends le titre. C’est le quatuor à cordes opus 96 en fa majeur, dit « Quatuor américain», composé par Antonín Dvořák, écrit en 1893, lors de la visite du compositeur en sol américain. C’est le deuxième mouvement, Lento (www.youtube.com), qui me plonge dans un état d’inspiration indéfinissable. Une semaine plus tard, je reçois la version cd que j’ai commandée. Fébrile, je saute le premier mouvement, pourtant magnifique, passe au Lento et ne peux m’empêcher d’improviser des pas de danse, comme je le fais souvent lorsqu’une musique m’inspire. J’ai toujours été passionnée par la danse contemporaine, ferveur que j’ai nourrie de quelques années de cours quand j’étais dans la vingtaine. Une chorégraphie jaillit dans ma tête. Soudain, au milieu du mouvement, le personnage de Trois s’ouvre à moi. Elle est danseuse et deviendra éventuellement chorégraphe. Quels curieux détours elle prend pour se révéler!

De plus en plus fébrile, je me mets à l’œuvre, feuillette mes livres sur la chorégraphe Martha Graham, ceux sur Maurice Béjart et son ballet du XXe siècle. Je commence même à suivre des cours de chorégraphie en ligne dans le but de créer moi-même les chorégraphies de ce personnage qui a choisi la danse comme moyen d’expression et que je décrirai dans le roman. J’ai de grandes ambitions pour Trois.

À force d’exercices, mon corps s’assouplit, j’en suis au point de tout voir en danse. Fin novembre, une ombre s’abat sur mon projet : une chute fâcheuse sur la glace vive. Fracture de l’épaule droite, quatre ligaments déchirés, une tendinite et une capsulite paralysent tout mouvement du côté supérieur droit, rendent le sommeil difficile. Impossible même de manger avec la main droite, encore moins d’utiliser l’ordinateur et surtout…de danser. Physiothérapie trois jours semaine prévue pour les deux années qui suivront. Une infection virale contractée aux urgences me vole le peu d’énergie qui me restait. Une grippe n’attend pas l’autre. Mes rêves de chorégraphies s’effondrent, l’enthousiasme s’amenuise de jour en jour. L’univers essayerait-il de m’envoyer un message ? Le temps d’une pause, peut-être ? Un repos forcé s’impose.

Même si je n’écris pas, les personnages continuent obstinément de frapper à ma porte. Je les laisse entrer sans leur faire de promesse. Je ne suis pas en mesure de m’occuper d’eux. Je leur demande patience et discrétion. Peu à peu, ils s’installent sans faire de bruit. Ils marchent dans ma tête et dans mon cœur, sur la pointe des pieds. En dépit de mes malaises, leur énergie m’empêche de sombrer dans le découragement.

Décembre 2010
Analyse de l’arrêt 
Apprendre à recevoir pour réapprendre à écrire

Il n’y a pas de hasard. La vie m’a forcée à m’arrêter pour une raison. Parfois, il faut prendre le temps et se questionner. La réponse est parfois une dure leçon d’humilité.
J’ai l’impression que la vie me demande de faire les choses autrement. Mais comment ?
Mon handicap me force à ralentir, à vivre la lenteur du temps. À accepter. Accepter avec patience. Apprendre à attendre. M’ouvrir à l’inconnu. Écouter l’imperceptible voix du silence. Attendre encore. 
Ne rien faire est plus exigeant que je ne l’aurais cru.

Je contemple mon jardin enseveli sous la neige. Il m’invite à la méditation, à la lenteur. On ne brusque pas la nature, elle a son rythme, immuable. Au fil des ans, le jardin m’a appris la patience, la nécessité du silence, de la solitude, de l’écoute qui favorisent la germination. Je suis persuadée que le roman ne s’écrira pas comme les précédents. Son temps sera celui de la lenteur, de la réceptivité et il me sera livré une goutte de miel à la fois. Pour l’accueillir, il me faudra devenir de plus en plus comme l’abeille. Pourquoi m’est venue cette comparaison avec l’abeille ?

Janvier 2011
Mystère des personnages 

Parfois, en me relisant, je me demande si c’est bien moi l’auteure du roman, tant je ne m’y reconnais pas. Les comportements de mes personnages en viennent parfois à me choquer. Comment ont-ils pu jaillir sous ma plume ? Mais surtout, pourquoi refusent-ils de suivre le chemin que je leur ai tracé ? J’essaie de comprendre.

Nous avons tous en nous nombre de personnages ou de facettes. Il suffit de prêter l’oreille à nos conversations intérieures pour nous rendre compte que nous sommes presque toujours au milieu de dialogues, de discussions, de débats, de véritables pièces de théâtre, où toute une suite de personnages se donnent la réplique. Ne sommes-nous pas des personnages de fiction ? Notre vie, un théâtre en constante évolution, en réécriture ?

Trois petites filles se sont déjà immiscées dans ma vie, un trio inséparable, presque trois facettes d’une même personne. « Nous avons été patientes », me disent-elles. Pour l’instant, elles ne sont que silhouettes floues, mais leur voix commence déjà à se faire insistante. Elles se bousculent pour attirer mon attention.

D’où sont apparus ces trois personnages à l’apparence floue, mais dont je semble avoir une mémoire si nette ? Après maintes réflexions, ce trio me rappelle des amies de mon enfance et de mon adolescence et en possèdent plusieurs caractéristiques. Elles sont animées par les forces et les faiblesses, les talents et les ratés de chacune, telles que je les percevais à l’époque. Pourtant, plus j’avance dans la narration, plus je constate qu’elles sont essentiellement des distillations de personnes que j’ai connues, noyaux autour desquels elles se tissent des personnalités propres.

Les trois filles m’offrent d’elles-mêmes le cadeau de leur nom. Celle qui se présente sous le nom de Trois porte aussi le nom de Melissya. Une recherche dans Google m’informe que le prénom est d’origine grecque et signifie miel. J’en avais déjà l’intuition, Trois sera le personnage principal qui, dès un jeune âge, sera intense, fougueuse et ardente, plus imprévisible que ses amies, un peu comme le sont les abeilles dont les jours sont comptés. Elle sera vive et douée, intense et avide de liberté, alliance prometteuse, sauf lorsqu’elle laisse de côté cette précieuse énergie et prend le chemin de la facilité. Son règne : celui du feu, de la lumière. En revanche, ses yeux vairons et surtout son œil bleu outremer, laissent présager une autre facette de sa nature profonde, beaucoup plus sombre. Celle-ci sera-t-elle plus noire que je l’avais imaginée ? 

La deuxième petite fille a la transparence et la fragilité du verre. Je ne perçois d’elle que sa longue chevelure brune. Elle dit s’appeler Léda (nom qui sera changé éventuellement pour Yselle). Son pouvoir : la mystérieuse séduction de l’obscurité. Son regard est voilé d’une mélancolie aussi épaisse que la brume qui enveloppe l’île. Je sens en elle une sensibilité à vif trop fragile pour survivre. Son règne : celui de la lune, de l’eau, de la brume. Elle a la beauté d’une jeune biche, timide et fragile, que l’on voit apparaître buvant au marais à l’aurore. Je suis cachée parmi les joncs et bouge d’à peine un centimètre. Son ouïe hypersensible a capté ma présence. Elle lève vers moi un regard lunaire, d’une lumière laiteuse qui s’imprime sur mon âme. 

La troisième, Anaïs, est fille d’une botaniste et jardinière danoise, une enfant de la terre. Sa ligne de force : la nature et ses parfums, aux subtiles leçons de vie. J’ai tellement l’impression de la connaître intimement, celle-ci, de m’y projeter encore plus que dans les autres.

Février 2011
Rêves d’une entomologiste ratée
L’arrivée des abeilles

J’ai toujours eu une fascination et une affection particulières pour le monde des insectes. Adolescente, je rêvais de devenir entomologiste. Étudier le monde des insectes et en faire une carrière. Même si ce rêve ne s’est pas réalisé, mon intérêt pour les insectes est toujours aussi vif. Dans mon premier roman, Depuis toujours, j’entendais la mer, je fais découvrir au lecteur le scarabée, insecte mythique honoré par les civilisations égyptiennes en tant que symbole de résurrection et de transformation. La mémoire de l’aile, mon deuxième roman, fourmille également de créatures ailées : d’abord, les oiseaux en général, les corneilles en particulier, ces sombres messagères et médiatrices entre l’ici et l’au-delà ; puis, papillons et libellules apparaissent et disparaissent, deviennent d’importants symboles. Dans mon recueil de poésie, Cigale d’avant-poème, le poète croise l’univers lilliputien de cet insecte chanteur qui, on le sait, peut passer entre sept et treize ans sous terre avant de faire surface. 


Un jour, une abeille, puis deux, enfin tout un essaim se dépose dans mon imagination. Pourquoi les abeilles ? 
Mon mari m’avait offert plusieurs livres sur les abeilles, il y a de cela quelques années. Je me rappelle les avoir vaguement feuilletés, puis relégués à la poussière des rayons de ma bibliothèque. Mais l’intuition de mon mari ne le trompe jamais. Combien de fois m’a-t-il proposé des livres que, sur le coup, j’ai ignorés ? Pourtant, peu de temps après, ces mêmes volumes devenaient le déclencheur de fulgurantes inspirations ? Le même phénomène était-il en train de se produire ?
Je dévore les uns après les autres tous ces livres précieux sur l’apiculture, de plus en plus convaincue que le monde de ces insectes sera au cœur de mon nouveau projet. L’obsession me poursuit. Je n’ai pourtant pas encore de réponse à ma question : pourquoi les abeilles ?


Outre mon intérêt général pour les abeilles de mon jardin qui me fascinent par leur subtile beauté, leur diversité et le rôle qu’elles jouent en tant qu’insectes pollinisateurs, j’apprends qu’il en existe 20 000 espèces, qu’en dépit de leur petite taille, elles jouent un rôle primordial dans notre écosystème et que leur disparition massive et de plus en plus rapide inquiète tant les scientifiques que les agriculteurs et les économistes. Combien savent que notre écosystème repose sur l’ardeur de ces petits corps frêles ? Le signal d’alarme a été donné il y a déjà plus de cent ans par la déroutante prédiction d’Albert Einstein :« Si l'abeille venait à disparaître, l'humanité n'aurait plus que quelques années à vivre. »
Au Musée de la Nature, à Ottawa, dans le cadre d’un festival de films sur l’écologie, on projette Queen of the Sun, documentaire sur la disparition inquiétante des abeilles en Amérique. Je m’y précipite. Plus que jamais, le sujet m’ouvre les yeux. Partout dans le monde, les ruches périclitent, les abeilles, qu’on a toujours crues invincibles, abandonnent leurs ruches pour ne pas revenir. On pointe du doigt, on accuse les pesticides et insecticides souvent répandus de manière irresponsable, on soupçonne les ondes électromagnétiques, les monocultures, le varoa, minuscule acarien pourtant si dévastateur. Est-il trop tard pour sauver l’abeille, cet insecte au vouloir-vivre si inspirant et essentiel à nos récoltes ? Plus encore, pourra-t-elle nous sauver ? 


Les abeilles souffrent au point de nous quitter. Nous faisons la sourde oreille aux bourdonnements de leur désespoir qui se font entendre par milliards à travers le monde. Elles pleurent la nature entière, trahie, blessée et disposent de peu de moyens d’exprimer leur rage. Alors, elles disparaissent pour ne plus jamais revenir. Mon intérêt pour les abeilles viendrait-il peut-être en partie du fait qu’elles sont devenues aujourd’hui un symbole de la fragilité du monde, de la vulnérabilité de chaque être humain ?


Je vis de plus en plus le deuil des abeilles qui fuient l’humain qui prétend l’aider, mais qui finalement est à son propre service. Moi aussi je fuis ceux qui prétendent me comprendre, qui disent être là pour moi, mais dont les comportements indiquent tout le contraire. Je préfère de plus en plus la compagnie de ceux qui n’offrent rien et n’exigent rien. 
D’où vient mon attirance pour l’abeille qui m’effraie plus qu’autre chose ? Serait-elle liée à mon père, souffrant d’une allergie sévère à son venin ? Pourtant, il n’a jamais eu peur et a poursuivi son œuvre de jardinier jusqu’à sa mort. Plusieurs craignent les abeilles, la douleur de leur dard. Indéniable, le danger est possible : cinq cents piqûres d’abeilles suffisent pour tuer un enfant, mille pour un adulte moyen. Pourtant, on sait aussi que les abeilles, contrairement à leurs cousins, les guêpes et frelons, n’attaquent pas sans avoir été provoquées ; trop concentrées sur leurs tâches à accomplir.
En véritable obsession, toujours la même question : pourquoi l’abeille ?

 
Ce n’est pas son caractère de travailleuse infatigable qui m’interpelle, son individualité inexistante, ne faisant qu’une avec les 30 000 autres sœurs de sa ruche, elle qui sacrifie tout pour le bien de la communauté organisée et aux règles strictes auxquelles elle ne déroge pas. Cette vestale à l’ardeur aveugle qui ne connaîtra ni la paix du sommeil, ni les plaisirs de l’amour et de la maternité, et qui passe une partie de sa vie dans l’obscurité d’un palais de cire, ivre de travail jusqu’à l’exténuement, ne me ressemble surtout pas, ni à la vie que j’ai choisi de vivre. Au cours de sa courte vie ( six semaines à peine), l’ouvrière se fera tour à tour, selon son âge, nourrice, dame de compagnie de la reine, ventileuse, architecte, maçon, operculeuse, amazone guerrière, ménagère, nécrophore, butineuse, etc. 


Comment, par ailleurs, rester indifférente à certains aspects émouvants du caractère de l’abeille. À tout moment, elle n’hésitera pas, au péril de sa vie, à défendre la reine, sa mère, cœur vibrant de la communauté. Elle attaquera avec un touchant courage et un incontestable héroïsme des agresseurs de dix fois sa taille, même si la cause est perdue d’avance. En effet, en dégainant son dard et en le plongeant dans le corps de sa victime, elle perdra sa propre vie.
Une retraite dorée attend-elle cette travailleuse infatigable qui s’est dépensée à soigner, à nourrir, à construire, à nettoyer, à ventiler ? Non, si elle montre signe d’usure ou de faiblesse, elle est aussitôt tuée sans pitié par une de ses sœurs, puis évacuée sans respect ni arrière-pensée.


Évidemment, ces cruelles réalités de la nature me font plus mal qu’elles ne m’inspirent. Alors, m’intriguent-elles parce qu’elles ont inspiré Pindare, Platon et Ambroise de Milan, qui prétendent qu’au berceau une abeille se serait posée sur leur bouche, leur donnant le don de la parole supérieure ? Je ne crois pas. Qu’est-ce qui peut donc éveiller en moi ce désir si profond de faire de la thématique de l’abeille le fil d’Ariane de mon nouveau projet ? Je réfléchis, des semaines passent.

Alchimie

Soudain, un mot clé me met sur la piste : alchimie. Un mot fétiche, son concept ayant été à l’origine d’une grande partie de mes écrits poétiques entre 1995 et 1997. Les abeilles ne sont-elles pas des alchimistes qui transforment le nectar en miel, le pollen en propolis ? Voilà enfin une piste à suivre. Cette nuit-là, je fais un rêve au message intrigant. Dans mon rêve, je suis réveillée par ce que je crois être un bourdonnement venant d’une pièce à côté de ma chambre. Je crois avoir rêvé, mais retiens toutefois un fragment de message : reste simple, ne t’ingère pas plus qu’il le faut. Laisse les abeilles faire leur miel en paix. Fais-leur confiance.

Temps de la ruche, temps du livre
La ruche comme structure et technique narrative du roman

Depuis que j’ai commencé l’écriture de ce mon texte, je me surprends parfois à comparer mon métier de romancière au travail des abeilles. À l’image des ouvrières maçonnes, responsables de la structure de la ruche, je crée des chapitres-alvéoles et leur donne un titre de travail. À l’image de la reine, je dépose un germe d’idée, un simple mot parfois, une phrase qui sera nourrie jusqu’à son éclosion par d’autres abeilles. Je me fais butineuse, collectant nectar et pollen dans ce que la vie m’offre en abondance au quotidien : lectures, musiques, jardin, rencontres, souvenirs. Ne suis-je pas aussi l’abeille ménagère qui débarrasse les chapitres des mots inutiles, des répétitions, l’operculeuse qui délicatement tisse les liens entre les cellules et s’assure de la solidité structurelle de la ruche ?


Comme j’ai l’habitude de le faire dans le cas de l’écriture romanesque, j’ai écrit une première ébauche de la première et de la dernière scène du livre. J’ai l’impression d’avoir besoin de ce cadre solide pour ensuite m’abandonner avec confiance dans l’imprévu de l’histoire que j’accueille à bras ouverts. Serais-je en train de bâtir une ruche ?

Changement de titre

En poursuivant mes recherches dans Internet, je tombe sur un blogue d’apiculteurs fournissant des exemples du « chant des reines », ce curieux son qu’émettent les abeilles reines à différents moments de leur vie. Ce chant me hante au point où je change le titre de travail du roman à Chant des reines (www.dailymotion.com   www.youtube.com).
Puis, en juillet 2015, un doute s’installe. Déjà, à plusieurs reprises dans le roman, j’ai parlé de la vieille tradition du monde des apiculteurs, « il faut le dire aux abeilles », qui consiste à informer les abeilles de décès et de naissances, de mariages et de funérailles, faute de quoi elles pourraient disparaître de leur ruche et même entraîner de grands malheurs. Je pense aussi au fait que nous les humains ne parlons plus aux abeilles, n’écoutons plus leurs messages de sagesse. Devrais-je renommer le roman Il faut le dire aux abeilles, élargissant ainsi la portée de mon message aux lecteurs ?

Le 3 mars 2011
Une naissance comme une boule de feu

Pendant l’hiver, j’ai butiné tant de fleurs, essayant de ne pas laisser échapper une goutte de nectar ni un grain de pollen. Mon carnet de notes est plein à craquer, mais je ne parviens pas à poursuivre le récit, m’arrête, en proie au découragement dès le moindre obstacle. Depuis quelques semaines, je suis en manque d’énergie, dépassée à la fois par l’engagement et la discipline que mon projet d’écriture exige. Je redoute aussi le manque de confiance et les hésitations qui, je le sais, m’accableront plus d’une fois, m’entraînant parfois dans un sombre remous.

Puis, ÇA arrive. Une journée où je n’avais pas planifié écrire, ayant au programme de nombreuses activités m’entraînant à l’extérieur de la maison. Dès mon réveil, une force plus grande que ma volonté me pousse tel un puissant coup de vent devant l’ordinateur. 

Lorsqu’un enfant est prêt à naître, rien ne peut arrêter le cours de la nature. Le récit de la naissance de la jeune reine du roman, Melyssia (Trois), est expulsé comme une boule de feu, écrit en moins d’une heure.

À bien y penser, mes romans commencent tous par une scène de naissance. Serait-ce parce qu’il y a trente ans, j’ai participé à l’accouchement d’une amie et que cet évènement m’a profondément marquée et demeure un des plus beaux cadeaux que l’univers m’ait offert ? 

En revanche, dès l’âge de sept ans, âge dit « de raison », je savais que je n’aurais pas d’enfant. Idée insolite d’une petite fille déjà excentrique et anticonformiste ? Graine semée par une mère qui voilait à peine sa peur des « horreurs de l’accouchement » ? Ou peut-être une intuition profonde que la vie me traçait une voie autre et m’invitait à la suivre. À l’âge où mes amies, déjà mères dans des corps de petites filles berçant leurs poupées, j’avais déjà la passion des mots, griffonnais des poèmes naïfs que j’illustrais de dessins. À la question « que voudrais-tu faire quand tu seras grande ? », je répondais avec conviction : « Être poète. »

Même si j’ai choisi de ne pas devenir mère, les thèmes de la naissance et de la maternité m’intéressent au plus haut point. Il sont devenus devenu une importante source d’inspiration de mes ouvrages en prose, où je me suis permis de vivre des maternités insolites, des rituels étranges entre mère et enfant. Ces maternités et ces naissances, je les ai vécues dans toutes les fibres de mon être. Le vécu de l’écriture peut parfois être aussi fort que la réalité physique.
Le premier cri du nouveau-né que j’ai créé m’est toujours appel irrésistible. Entièrement absorbée par le mystère de la création, je réponds à l’appel des personnages qui demandent à prendre corps, à s’exprimer. 
Ne suis-je pas aussi un peu comme les abeilles ouvrières qui prennent soin des milliers d’œufs pondus par la reine à chaque jour, puis nourrissant chaque larve jusqu’à leur éclosion ? 

L’idée de cette nouvelle maternité inattendue est à la fois jubilatoire et angoissante. Serai-je à la hauteur de ma création ? Je dois me faire confiance. Toute une communauté d’abeilles est là pour m’apporter son soutien.

Avril-mai-juin 2011
Le règne du doute

Soudain, l’abattement remplace l’euphorie. Le règne du doute s’installe de nouveau. La promesse de « jours d’encre»1  , la joie de l’acte d’écriture, qui insuffle vie et souffle aux personnages, leur donne une voix claire et cohérente avec laquelle ils racontent leur histoire, se transforme en angoisse. Je perds confiance non seulement dans l’intérêt de l’histoire que je m’apprête à raconter, mais dans les personnages mêmes qui tardent à se livrer, se contredisent, me trahissent (du moins, c’est ce que je crois). Plus encore, je doute de moi, de mes habiletés en tant qu’écrivaine. Je remets tout en question, surtout mon choix de me lancer une fois de plus dans la prose. La peur de l’échec me tenaille. Retourner à la poésie, qui m’est plus familière et naturelle, serait une option tellement plus réconfortante.

J’ai l’impression de bafouiller, de bégayer, j’ai du mal à faire des phrases sans devoir les reprendre maintes et maintes fois. Les règles de grammaire et d’orthographe s’embrouillent. Devant chaque phrase, je panique, trébuche. La magie des mots m’a quittée. Dois-je renoncer ? Dans une de mes lectures, je tombe sur un texte rassurant et inspirant du philosophe Pierre Bertrand : « Je suis convaincu que l’acte d’écrire émane d’une impossibilité. C’est parce que nous nous trouvons devant un obstacle infranchissable que nous voulons créer ou, en l’occurrence, écrire. … C’est d’ailleurs la force de l’obstacle qui confère sa force à l’écriture…. C’est lorsqu’on empoigne complètement l’impossibilité d’écrire que l’on écrit. L’énergie de l’écriture provient directement de l’énergie de l’impossibilité d’écrire. Celle-ci est immense  .»2
Puis, douce, racoleuse, une petite voix d’enfant me tutoie : « Tu m’as choisie, tu ne peux plus m’abandonner. »
Prise de vertige, j’éteins l’ordinateur.

Il n’est pas facile de rester dans l’antichambre d’un livre qui peut-être ouvrira ses portes ou peut-être pas. Je sais d’expérience qu’il faut accepter le silence, s’armer de patience. Parfois, je vis mieux cette période en prenant le pinceau. Le monde des arts visuels est pour moi un monde sans stress, car c’est uniquement l’intuition qui guide ma main, contrairement à l’écriture, où l’intellect cherche toujours à prendre le dessus. C’est parfois dans la spontanéité d’un coup de crayon, dans la joie et l’abandon de déchirer une image, d’en coller un fragment, lui donner un sens nouveau que, miraculeusement, une porte s’ouvre sur les mots. Une fois derrière la porte, les périodes d’aridité, de vide et de silence, les erreurs, les égarements sont vécus dans un esprit de croissance plutôt que d’angoisse. 

Cette fois-ci, les images ne viennent pas à ma rescousse. Il me reste un autre complice : la musique. Intuitivement, je me mets à écouter la musique de Jean Sébastien Bach, surtout ses partitas, interprétées par le violoniste Nathan Millstein. Une musique de feu (www.youtube.com).

Une communion d’idées inspirantes

Un jour, arrive par la poste un cadeau aussi réjouissant qu’inattendu. Un livre d’artiste impressionnant, composé de gravures comestibles, réalisé par une amie et artiste visuelle habitant Winnipeg, Valérie Chartrand, et portant sur les abeilles. Elle décrit ici son œuvre qui n’est qu’un point de départ de son projet unique sur les abeilles qui s’échelonnera comme le mien, sur près de sept ans :
« Comme artiste qui se concentre sur la gravure et boulangère à mes heures, je fais des expériences avec le concept de gravures comestibles. L'inspiration pour mon travail est la création de gravures comestibles comme moyen de documenter tous les aliments qui seraient menacés d’extinction si les abeilles disparaissaient. Pour mon livre comestible, j'ai choisi La vie des abeilles, de Maurice Maeterlinck (1901) comme point de départ et je me suis concentrée sur ma nourriture préférée qui dépend de la santé des colonies d'abeilles : les amandes. Le gâteau est fait de farine d'amande et de couvert de pâte d'amande. Les abeilles sont en pâte d'amande et en papier de fécule de pommes de terres et sont collées sur le livre avec du miel. Les fleurs d'amandiers sont faites de fondant et de pâte d'amande. Les pages du livre (et les gravures) sont en papier de fécule de pommes de terres, avec un gel de décoration sucré et du colorant alimentaire. Le tout était dédié à mon amie, Andrée Christensen. Ce livre a gagné le prix du public et du jury du festival Books 2 Eat à Winnipeg en 2011. »
Son projet unique intitulé Ruches fantômes se retrouve sur son site où l’on peut également voir l’artiste en entrevue (www.valeriechartrand.ca).
Émue et inspirée, je me replonge dans l’écriture.

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1 L’expression est de l’écrivaine française Sylvie Germain.

2 Pierre Bertrand et Martin Thibault. Paroles de l’intériorité. Dialogue autour de la poésie, Liber, Montréal, 2007, page 45-46.

Été 2011
Structure alvéolaire

Je ne sais pas pourquoi je cherche à vouloir imposer au récit une structure linéaire qui me résiste en tous points et paralyse mon écriture, surtout quand sa logique est plutôt naturellement «rayonnante », comme celle de la poésie ? Il me semble que je ne peux écrire que quelques bribes à la fois, courtes séquences, véritables « butineries», à l’image des abeilles qui visitent des fleurs ici et là et retournent à la ruche déposer dans les alvéoles la nourriture glanée. En examinant mes chapitres, je constate que chacun se compose d’un nombre variable de courtes séquences, présentant des épisodes mêlés les uns aux autres et se déroulant simultanément. Ainsi, la trame générale est divisée en de multiples anecdotes dont la somme représente des faisceaux de vie qui se croisent comme les alvéoles d’une ruche.


Y aura-t-il un livre à la fin de ce projet d’écriture ? Peut-être pas. Malgré tout, je dois combattre ma tendance à vouloir trop contrôler. Je le sens déjà : refuser de juger, d’intellectualiser me donne une liberté inédite. J’écris parce que les personnages l’exigent, me parlent, me hantent. L’incertitude, un modus vivendi qui devient de plus en plus libérateur. J’ai aussi l’impression que la ruche et son symbolisme revêtent une importance aussi grande que le labyrinthe de mon roman précédent, La mémoire de l’aile. À bien y penser, il y a une similarité entre la structure de la ruche et celle du labyrinthe.
Je le pressens : l’écriture de ce projet ne se fera pas comme les fois précédentes. Je suis dans un état d’ouverture et d’accueil comme jamais. Je reçois à petites doses ce que les personnages veulent bien me confier. Je n’ai pas le contrôle de leurs allées et venues, ne sais pas à l’avance quelles fleurs elles ont butinées. Ma tête bourdonne de l’étonnement et de la surprise du livre qui se construit, une alvéole à la fois, chacune se remplissant du parfum d’une fleur insoupçonnée, son offrande inédite.

Les mères

Toute ruche se construit autour d’une reine, qui en est la mère unique. Elle en est la raison d’être, son principe fondateur. Pas de ruche sans reine. Presque toujours invisible, dissimulée dans le coin le plus sombre de la ruche, protégée par des ouvrières prêtes à tous moments à la défendre jusqu’à la mort, elle échappe au regard, mais continue son œuvre de ponte jusqu’à sa mort. 

Le thème de la mère a toujours été présent dans mes ouvrages en prose. Il y aura trois mères dans mon histoire et je sens déjà que l’une d’elles aura une influence néfaste sur sa fille. Je repense à Sylvana, mère d’Angéline dans La mémoire de l’aile. Son ombre plane sur la mère que je suis en train de créer. 

« Tu seras mon bâton de vieillesse », m’annonça un jour ma propre mère lorsque j’étais encore enfant. « C’est le rôle des filles de s’occuper des parents malades et vieillissants. Je ne pourrai jamais compter sur ton frère, c’est un homme, » avait-elle ajouté. Toutes les petites filles sont-elles conçues et élevées pour soigner leurs parents malades ou vieillissants, m’étais-je interrogée ? Ai-je été mise au monde pour aider à mourir ? De fait, une trentaine d’années plus tard, j’ai accompagné ma mère vers une mort précoce causée par la leucémie. Toujours hantée par ses propos et par notre relation complexe et ambiguë, je me mets à l’écriture des chapitres « Mère-miroir, enfant-reflet » et « L’été mauve ».

Automne 2011
Les parfums et le retour à l’alchimie

L’odorat n’est-il pas le premier sens qui se réveille chez le nouveau-né ? Le nourrisson reconnaît l’odeur de sa mère et celui du sein maternel avant même de le voir ? Il suffit de lire Proust, spécialiste de la mémoire olfactive, pour constater jusqu’à quel point les odeurs sont des déclencheurs d’émotions. Pour une raison que j’ignore, les parfums me fascinent depuis ma tendre enfance. C’est avec beaucoup d’émotion et de nostalgie que je me revois fillette, fouiller dans les armoires de ma mère, à la recherche des quelques flacons d’eau de toilette qu’elle avait reçus en cadeau de sa meilleure amie. Je me souviens encore de l’odeur légère et fraîche de fruits verts et de fleurs de campagne de son Blue Grass d’Elizabeth Arden, lancé en 1936, de son English Lavender de Yardley, parfums que j’associe à l’amour, à la tendresse et à l’amitié. Comment oublier la lotion après rasage Old Spice de mon père, puis l’odeur fraîche et citronnée d’Eau sauvage, premier parfum pour homme de Christian Dior, que je lui ai offert beaucoup plus tard et qu’il a continué de porter jusqu’à son décès ? Je me souviens avec nostalgie de « mon » premier parfum, Muguet des bois de Coty, que m’avait offert ma marraine à l’occasion de mes seize ans, puis White Shoulders que je m’étais procuré avec mon premier chèque de paye et l’Air du temps de Nina Ricci que j’ai porté à l’occasion de mon mariage. Encore aujourd’hui, j’associe Madame Rochas à la tristesse de ma mère qui portait ce parfum ainsi que des lunettes noires à mes noces, un jour de deuil à ses yeux. 
Ce n’est que maintenant, au tout début du chapitre intitulé Le nez en fleurs, que je constate que je me suis replongée à nouveau dans le thème de l’alchimie, fil conducteur de mes explorations poétiques entre 1996 et 1998 et qui ont donné lieu à quatre recueils de poésie.

La création des parfums n’a-t-elle pas en commun certains principes de l’alchimie, et même de la magie. Est-ce la raison pour laquelle les parfumeries parisiennes du dix-septième siècle ressemblaient presque en tous points à un antre de sorcière ou à un laboratoire d’alchimiste ? Depuis la nuit des temps, le parfum est associé au sacré et à la guérison, présent dans les rites de nombreuses traditions sur tous les continents. Il a fait partie de prières et d’incantations, de libations et de rituels associés à certaines pratiques, telles l’alchimie. Aujourd’hui, l’aromathérapie reconnaît les vertus curatives des fleurs et des huiles essentielles qui apportent non seulement bien-être et santé au corps, mais invitent également à une forme de connaissance inaccessible à la raison, à un véritable travail de transformation intérieure.

Décembre 2011
Les débuts du volet visuel

Depuis mes premiers pas dans l’écriture romanesque, une forte inspiration m’a poussée à accompagner mon cheminement littéraire d’un volet visuel. En même temps que j’écrivais Depuis toujours, j’entendais la mer, j’ai réalisé une suite de vingt-quatre collages qui a éventuellement donné lieu à une exposition à la Galerie d’art de l’Alliance française d’Ottawa et à la création d’un catalogue exhaustif des œuvres, comprenant également un essai sur l’art du collage. J’ai également réalisé une suite photographique pendant l’écriture de La mémoire de l’aile, mon deuxième roman. L’image ne vient pas illustrer le texte et le texte ne commente pas en retour l’image. Mon but consiste surtout à créer un lieu unique qui unit des formes complémentaires jaillies d’un même humus. L’image parfois éveille les mots et les nourrit, les relaie et les agrandit ; elle comble ses lacunes, elle supplée l’impuissance à dire.

Parfois, le fait de travailler simultanément sur des projets intimement liés, mais dans des domaines différents, m’a empêchée de vivre dans l’angoisse la période d’aridité à laquelle sont confrontés la plupart des auteurs. Souvent, au lieu de me battre avec les mots, les images, les idées, je préfère prendre le temps et les laisser reposer. Surtout ne rien forcer. N’importe quel lecteur averti sent la fausseté de ce qui n’a pas assez mûri. Il y a rarement des solutions faciles. Pour le romancier, il faut parfois attendre qu’un personnage se révèle, surtout ne pas pousser sa venue qui se fera en temps et lieu Un personnage qu’on a poussé à naître prématurément sonne faux. Sa parole a des relents d’artifice. Plus souvent qu’autrement, il n’est que la caricature de ce qu’il aurait pu être, une coquille vide. Si seulement son auteur avait eu la patience d’attendre, de faire face au vide et silence.

C’est en décembre 2011 que j’ai éprouvé le désir d’entreprendre un volet visuel qui accompagnerait le texte. Je me sens démunie, dans l’absence des mots, les images enfin m’appellent. Je décide spontanément de me lancer dans des médiums que je n’ai jamais explorés. Pinceaux, grattes, tubes d’acrylique, de gouache, crayons pastel, comté, crayons Prismacolor de mon enfance, papiers et canevas envahissent ma table de travail. Si les mots refusent de danser, il faudra valser avec les formes et les couleurs. Je me tais, cesse de réfléchir, écoute ce que mes mains me murmurent. Je les suis, me laisse entraîner dans une aventure où je n’ai rien à perdre, mais tout à gagner, mon instinct pour seul complice. Je me lance corps et âme dans le mystère de la création visuelle. 

Mes premières inspirations me viennent d’une suite d’illustrations scientifiques portant sur les stages de croissance des abeilles, réalisée par l’artiste visuel d’origine japonaise, Hashime Murayama (1879-1954) qui a créé ces œuvres pour la revue National Geographic (avril 1935). Jai été frappée par la beauté des positions hiératiques des nymphes dans leur sarcophage de cire, couchées sur le dos, pattes croisées sur le thorax, à l’image des gisants de pierre sur les sarcophages anciens. Comme l’enfant, j’explore, je découvre, dans la spontanéité, et la joie de la création.

Février-mars-avril 2012
Le combat de l’ange

Ce ne sera pas la première fois que je crains devoir abandonner l’écriture romanesque parce qu’elle me mène au bord du gouffre. Une voix m’incite à m’enfuir, une autre me retient. 
Puis, un jour, des taches suspectes apparaissent sur mes doigts, mes jointures enflent. Les médecins soupçonnent une maladie du système auto-immunitaire. Un spécialiste me recommande de commencer immédiatement des traitements. Mon médecin de famille, moins à l’aise avec le diagnostic, me suggère d’attendre de voir la progression des symptômes. Je suis saisie d’angoisse en regardant mes mains douloureuses qui m’empêchent de travailler. L’attente patiente me semble la meilleure solution sur tous les plans.

Juillet 2012
L’écriture comme une maison

Voilà près de quatre mois que j’ai quitté la maison de l’écriture. Je frappe à la porte. Silence. J’ai peur. Je crains qu’on me refuse l’accès. Combien de fois, dans mes rêves, l’écriture m’a interpelée. J’ai noté ses appels sans y répondre. 
On ignore souvent que la maladie parfois nous offre un cadeau, un message porteur de guérison. La maladie m’a donné l’occasion de réfléchir à son message. Un matin, lorsque je ne m’y attendais pas, le désir d’écrire me reprend. En revanche, mes personnages me boudent, me tournent le dos, me refusent la parole. Ils se dérobent à chacune de mes tentatives de les saisir. Sous mon regard transperçant, ils redeviennent brume, ombres indistinctes, reculent vers la zone floue et rassurante de l’inconscient qui est leur monde. Sont-ils vexés que je les aie ignorés aussi longtemps ? J’ai beaucoup à me faire pardonner et je dois regagner leur confiance. L’île aussi me refuse l’accès à ses paysages. Une nuit, je fais un rêve qui, je le sais, dès mon réveil, va m’entraîner ailleurs.

Une jeune fille à la longue chevelure, mais sans visage aux traits précis, m’appelle. Elle est assise dans une gondole au milieu d’un canal. Je constate que je suis à Venise. L’embarcation se rapproche du bord et je constate qu’elle n’est pas dans une gondole, mais dans une moitié de violoncelle qui prend l’eau. La jeune fille ne demande pas d’aide. Un grand vent la pousse loin du bord et l’embarcation et son occupante sombrent dans les eaux vertes. Confiante de pouvoir la sauver si j’agis rapidement, je plonge à sa rescousse à quelques mètres d’où l’instrument a coulé. Dans les eaux glauques du canal, je vois difficilement, mais constate que je suis dans une ville sous-marine. J’essaie de localiser la jeune fille, mais mes bras et mes jambes sont rapidement emmêlés à un entrelacs épais de cadavres. Des squelettes d’oiseaux, d’animaux transpercés de flèches, de corps boursoufflés de vieillards et d’enfants aux vêtements d’un siècle passé. Malgré mes efforts, je ne parviens pas à trouver la victime. Sur le point d’avaler de l’eau, je dois remonter à la surface. Une grande angoisse et un sentiment de remords m’envahissent. Ai-je fait tout ce je pouvais pour la sauver ? Au même moment, j’aperçois un livre qui flotte à la surface de l’eau en direction de la mer. Mon cœur bat la chamade. J’ai eu le temps d’en voir le titre avant que le courant ne l’emporte au loin : Les Amies, scènes d’amour saphiques, œuvre érotique de Paul Verlaine.


J’ai reconnu cette ville et son canal. C’est Venise. Le moment serait-il venu de quitter l’ile et de m’aventurer vers une ville qui m’appelle et que je n’ai jamais vu, mais que devrai imaginer : la troublante Venise de mes rêves ? Quel personnage m’accompagnera dans mon périple ?

Juin-juillet 2012 et juin-juillet 2015
La Sérénissime

C’est ainsi que j’ai été propulsée à Venise, ville qui m’était étrangère. Pourquoi mon histoire m’a-t-elle menée dans cette ville que je n’ai jamais visitée et dont je ne connais que le fond des eaux glauques apparues en rêve. Serait-ce parce qu’un jour, il y a plus de quarante ans, une lettre m’avait été envoyée de la Sérénissime par une amie et qui m’avait beaucoup émue. Sa relecture récente m’a chavirée, replongée dans le passé d’une relation qui, contrairement à la « ville de la survivance », n’a pas survécu comme je l’aurais souhaité au passage du temps.3

Peut-être aussi l’inspiration m’est-elle venue des opéras que je visionne en DVD tous les vendredis soir depuis des années, presque comme un rituel. L’action de certains de mes préférés se passe à Venise et d’autres sont imprégnés de sa gloire et de son atmosphère mythiques : L’Elisir d’Amore et Lucrezia Borgia de Donizetti ; de Verdi, I due Foscari ; de Britten, Mort à Venise ; d’Offenbach, Les contes d’Hoffmann.

Comment parler de la Venise mythique ? Je ne compte plus les films documentaires, vidéos Internet, livres d’images et de tourisme, romans sur Venise qui sont passés entre mes mains. J’ai même entendu la cloche mère du campanile de la place Saint-Marc sonner gravement sur YouTube. Il va de soi, qu’en dépit de mes recherches, je constate que je connais si peu de cette ville. Deux amies qui reviennent d’un récent voyage qui les a menées à vivre Venise en touristes m’ont affirmé que la ville me ressemblait et que je m’y reconnaîtrais sûrement, idée qui m’avait effleuré l’esprit, mais que j’ai toujours repoussée par peur de blesser une autre amie qui en porte le nom et s’y identifie.
Comment prétendre parler de cette ville de façon originale lorsque, depuis des siècles, les plus grands écrivains, peintres et musiciens ont mille fois exprimé Venise dans toute sa splendeur et sa déchéance ? Impossible. C’est donc une Venise plus intériorisée dont je parlerai, m’en tenant surtout aux effets de la ville sur le comportement et aux émotions des personnages. La Venise d’aujourd’hui et ses paquebots de touristes accostés à ses quais n’est peut-être pas la Venise que j’ai connue en rêves. Au bout du compte, la ville que j’ai écrite n’a jamais existé que dans mon imagination. C’est avec une folle naïveté que je me glisse dans la peau de Melissya, aux découvertes teintées par les raisons secrètes de son voyage à Venise, que pour l’heure elle ignore elle-même. 

Un jour, le personnage de Trois m’adresse la parole. Je comprends mal ce qu’elle essaie de me dire. Elle a beaucoup changé. « Je ne suis pas venue à Venise pour rien. Je me suis confrontée à mon reflet dans l’eau, miroir qui m’a invitée à passer de l’autre côté, comme l’Orphée de Cocteau. J’exige que tu plonges davantage dans les profondeurs de mon âme. Cesse de t’en tenir simplement à mes comportements. Laisse parler ma poésie et celle des autres.» 

Je me rends compte qu’à partir de ce moment le style de la narration se transforme, le propos devient plus poétique, les phrases et les images plus lyriques. Ces passages se démarquent peut-être du style général, mais je sens que, par respect pour les personnages, je ne dois surtout pas chercher à uniformiser le style du livre, à raccourcir certains passages qui d’une part rallongent le texte, mais d’autre part l’enrichissent d’une nouvelle dimension, forcent le lecteur à ralentir et l’invitent à entrer dans un temps autre.

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3 La phrase est d’Alain Fleisher.

Février 2013
Favoritisme ?

Il m’arrive de me sentir à l’égard de Theo comme une mère qui aime un de ses enfants plus que les autres, lui démontre un surplus d’attention en cachette, mais sait qu’une telle manifestation n’est pas acceptable. J’éprouve tellement d’affection pour le jeune Theo et je ressens tant d’affinités avec lui que, souvent, par pur plaisir, je relis les chapitres qui le concernent. J’en viens à envier Sunniva d’avoir conçu un enfant aussi attachant. Je sens que je pourrais poursuivre le récit de Theo et faire tout un livre sur ce personnage dont je ne parle plus après l’adolescence, parce qu’il a terminé son rôle dans l’histoire. Ai-je voulu l’arrêter dans le temps, à l’image de ma propre mère qui a tout fait pour m’empêcher de grandir et de voler de mes propres ailes ?

Aujourd’hui, je demande à Theo, qui n’a pas encore sept ans, « Que veux-tu devenir quand tu seras grand ? » Je suis surprise de constater qu’il a déjà tracé sa vie future. Tout en sachant que ni la question ni la réponse ne figureront dans le roman, je note néanmoins avec affection la réponse qui me vient à l’esprit, typique à la fois de sa candeur, de sa fraîcheur enfantine et de son intensité. « Quand je serai grand, me répond-il, je veux devenir coureur de jupon, expression qu’il a entendue chez les Lévi, et qu’il interprète littéralement. Il imagine les jupons de sa mère suspendus sur la corde à linge, gonflés par le vent. Parfois pendant une tempête, il observe les sous-vêtements se tordre comme des possédés sur la corde, et espère secrètement que le vent endiablé fasse sauter les épingles à linge et que les vêtements s’envolent. Il se voit en héros, partir à folle allure rattraper les fantômes de coton blanc et les rendre fièrement à sa mère.
Combien je l’aime, cet enfant!

Retour à la poésie

L’automne venu, les personnages du roman restent tapis dans l’ombre. Serait-ce qu’ils ont compris et accepté de céder leur place à un besoin plus urgent, celui de mon retour à la poésie ? Je suis réveillée une nuit par un poème que je n’ai pas le temps de transcrire avant qu’il disparaisse de mon champ de conscience. Je suis persuadée que c’est le germe d’une nouvelle suite poétique. 

Mes réserves d’énergie sont à plat. Une angoisse devenue généralisée et les symptômes physiques m’assaillent sans relâche. Je cherche à me guérir par des moyens créatifs. Au cours de l’hiver, deux nouveaux recueils de poésie prennent forme. Entre le mois de janvier et le septembre suivant, je réalise une centaine d’œuvres visuelles qui m’invitent à me fier à mon instinct et me gardent la tête au-dessus de l’eau. 

Mars 2014

J’ai été honorée du prix de poésie LeDroit pour mon recueil de poésie Racines de neige. Le Salon du livre de l’Outaouais, les entrevues et séances de signature sont derrière moi. C’est aujourd’hui le 3 mars, jour d’anniversaire de Melyssia. Elle m’appelle d’une voix insistante, me demande de revenir au roman. Je l’ignore. L’appel de la poésie se fait plus pressant. Un nouveau recueil sur le thème de la rose pointe à l’horizon. J’ai l’impression que l’écriture est le « jardin aux sentiers qui bifurquent » de Borges. Le roman devra conserver pour l’instant son statut de « travaux en cours ». 

Automne 2014

Je viens de terminer un long article, « Vivre en mythes », pour un collectif intitulé La mythocritique contemporaine au féminin. Dialogue entre théorie et pratique, dirigé par Metka Zupancic et publié aux éditions Karthala, à Paris. 

Je n’ai pas l’habitude d’écrire ce genre d’article qui m’a demandé beaucoup de travail et je me sens vidée de mon énergie créatrice. Le lendemain, dans l’esprit de mon article, je m’adonne à un rituel funéraire, mettant ainsi fin au long cheminement que j’ai fait en l’écrivant. J’enterre dans mon jardin un de mes chats de compagnie, récemment décédé, et trois corneilles mortes que j’ai apprivoisées et qui ont fait partie de mon quotidien pendant plusieurs années et que je décris dans mon texte. 

Un deuil en cacherait-il un autre ? J’ai l’impression de pleurer tellement d’êtres qui ont joué un rôle important dans ma vie. Mon corps réagit violemment à mon état d’âme. Le lendemain, je suis terrassée par des symptômes virulents à l’intestin. Je perds la voix et, sur plusieurs mois, 8 kilos. Je n’ai pas la force de me remettre au roman. Je n’écris pas un mot de l’automne. Les inquiétudes et les malaises occupent toutes mes pensées. Par ailleurs, un personnage parvient à s’infiltrer : Yselle. 

Il me semble voir maintenant clairement ses traits délicats, sa longue chevelure brune, son corps fragile et harmonieux. Des conversations mentales me poursuivent. Yselle a suivi à la lettre le script que j’ai imaginé pour elle, jusqu’au moment où j’ai hésité à la laisser mourir. Je lui ai proposé un autre scénario dans lequel elle trouvait la force intérieure pour se libérer de ses fantômes, se réinventer et faire de sa fragilité une force de vie. Elle me répète que son destin est inébranlable comme je l’ai d’abord imaginé : elle va marcher dans les pas de sa mère et mettre fin à sa vie. Une part de moi se révolte. Pourquoi n’aurait-elle pas la force de survivre à la force qui l’attire vers le fond des eaux sombres de la mort ? Pourquoi doit-elle suivre l’exemple de sa mère ? Une jeune fille qui a toutes les raisons de vivre peut-elle vraisemblablement planifier sa mort comme s’il n’y avait pas d’autre issue ? Quel choc que celui de faire face à un être inconnu, soudain surgi de ses propres limbes, de le voir prendre corps de manière étrange sous sa plume! On voudrait alors le censurer, le transformer, mais ce geste serait nier qu’il est une représentation de soi.

Yselle me renvoie-t-elle à mes propres obsessions ? Ne suis-je pas aussi l’enfant de ma mère, répétant ses comportements ?

Je continue de m’interroger. Dois-je protéger Yselle en introduisant dans sa vie quelqu’un ou une situation qui la retienne à la vie et l’empêche de sombrer ?

D’autre part, y aurait-il en moi un désir inconscient que le lecteur, qui souhaite fort probablement voir vivre l’enfant, éprouve la même souffrance que celui qui choisit la mort comme seule issue viable ? Je ne sais plus et place l’inévitable en veilleuse.

Décembre 2014
Idée du roman-suicide

L’été 2011, j’ai écrit : « Y aura-t-il un livre à la fin de ce projet ? » Cela fait des lunes que je n’ai pas ajouté un mot au roman À chaque fois que j’essaie de m’y remettre, je suis envahie par une fatigue insurmontable. Le livre est-il en train de me livrer un message ? Une part de moi essaie-t-elle de me protéger contre les dangers de l’écriture romanesque qui m’a plus d’une fois plongée dans une fatigue extrême, l’angoisse et la dépression ? Devrais-je laisser en quelque sorte le roman se suicider ? Je ne serais pas la première à abandonner un ouvrage en cours d’écriture. Stendhal a abandonné une dizaine de romans, Michel-Ange autant de sculptures. Je relis le livre de mon ami et ancien professeur Guy Robert, Art et infinito, et cherche des justifications pour laisser tomber l’écriture du roman.

Il m’arrive parfois, lorsque je m’y attends le moins, qu’une force inconnue m’indique un chemin inédit et m’y entraîne au-delà de ma volonté. Ce fut le cas en 1996 d’un manuscrit de poésie inachevé, puis abandonné, qui soudain a émergé de ses cendres et a donné lieu au recueil Les visions d’Isis. C’est un rêve inattendu et puissant qui lui sauva la vie in extremis.

Je décide d’attendre encore quelques semaines et de laisser la poussière retomber sur mes pages. J’attends sans l’attendre le rêve salvateur.

Janvier 2015
Le cygne

Au petit matin, je fais un rêve intrigant, le troisième de la semaine dans lequel figure un cygne. Cette fois, il s’agit d’un cygne que je tiens en captivité dans une petite salle de bain juste à côté de ma chambre.

Le rêve a l’ouïe fine.

J’entends des glapissements douloureux provenant de la salle de bain. J’accours. Au moment où j’ouvre la porte, le cygne qui est dans la baignoire se dresse sur ses pattes arrière et déploie ses ailes énormes. Je m’avance et ses ailes m’étreignent avec force. C’est une femelle et d’une voix humaine, elle se met à sangloter. « Libère-moi, je t’en supplie. Si tu me retiens prisonnière une journée de plus, j’en mourrai. »
Je me réveille, complètement chavirée par l’imploration de l’oiseau. À mes yeux, le cygne est l’incarnation d’Yselle et je dois prendre sa supplication au sérieux. Il n’y a qu’un moyen de la libérer, la faire vivre en l’écrivant. Malgré mes craintes, je reprends le chapitre sur la naissance d’Yselle, laissé en plan il y a plus d’un an. 
L’exercice est laborieux. J’ai du mal à faire des phrases complètes. La narration est toute de heurts, ne décolle pas, se terre au premier niveau, refuse d’aller plus loin. Cette fois, j’en suis presque convaincue. C’est moi qui bloque, qui freine. Je crains de faire face à ce personnage, peut-être parce que, par certains aspects, il me ressemble trop. Yselle est la peur et la fragilité même et je sens qu’elle cherche à me confronter à moi-même, à m’entraîner là où je ne souhaite pas aller. Depuis le début, je le sens, Yselle n’est pas un personnage comme les autres et sa présence représente un danger. Dans mon scénario, sa fin par suicide est déjà ébauchée. Pourtant à chaque fois que je reviens sur ces pages, quelque chose lutte en moi. Un combat entre son souhait et ma décision de mettre fin à sa vie. La romancière que je suis n’est pas prophète et je n’ai au fond aucune idée du sort qui attend Yselle. Pour l’instant, je dois lui accorder la liberté de s’exprimer et de prendre vie et forme sous mes mots.

Février 2015

Comme je le fais régulièrement, surtout en période d’écriture, juste avant de m’endormir, je me pose une question. D’expérience, j’obtiens une réponse dans un rêve, au réveil ou pendant les jours qui suivent. La réponse n’est pas toujours verbalisée dans ma pensée, mais me vient souvent dans une action ou un geste non prémédité.

Comme j’ai travaillé toute la journée sur le chapitre La naissance des abeilles, j’ai une fois de plus demandé à mes rêves d’où vient mon intérêt pour les abeilles. Convaincue que ce n’est pas le hasard qui a mis ces insectes sur mon chemin, j’ai reposé la question dans l’espoir d’obtenir un autre niveau de réponse. À minuit, je me réveille au milieu d’un rêve où j’avais dans les mains l’exemplaire unique d’un livre que je venais d’écrire, un recueil de poésie en anglais que j’avais intitulé The Fear of Fright (La crainte de la peur). Sur la couverture, l’image d’une femme qui crie de terreur devant une scène de corrida. À mon réveil, je me suis demandé en quoi le sujet pouvait me concerner. De quoi ai-je peur ? De peu, me semblait-il. Puis soudain, s’est dressée, à mon insu, une liste presque sans fin de situations, de personnes, de maladies, d’émotions qui provoquaient en moi de la peur. J’en suis venue à la surprenante conclusion que, depuis un bon moment, la peur est l’émotion qui domine dans ma vie. La réalité me frappait de plein fouet. Soudain, l’image des abeilles refait surface. Les abeilles ne sont-elles pas intrépides, hardies, impavides ? Elles n’ont pas froid aux yeux, elles n’ont peur d’aucun ennemi, d’aucun obstacle. Elles foncent. Ne connaissent pas la peur, n’hésitent pas à explorer des lieux inconnus. J’ai déjà été cette personne. La sagesse frondeuse des abeilles serait-elle une invitation à reprendre contact avec cette part de moi ? Les abeilles m’offrent le cadeau de leur symbolisme, celui de la confiance, de l’action et du renouveau.

Mars 2015
Miel et variations de style

Je fais des recherches sur les différents types de miel dans le cadre du chapitre « La danse en huit ». J’ai trouvé récemment une épicerie méditerranéenne qui vend des miels de provenances et de fleurs variées. Ravie de mes découvertes, je me fais des séances de dégustation. Je découvre que le miel peut avoir un parfum, une couleur et un goût différents selon les plantes que les abeilles ont visitées. Les tournesols, par exemple, donnent un miel jaune d’or ; le trèfle, un miel sucré et blanc. Je ne puis m’empêcher de faire le lien avec les différents styles à l’intérieur de mon roman. Le nectar de mots, d’images et d’émotions que je dépose dans l’alvéole d’un chapitre varie selon mes expériences de la journée, mes échanges, les musiques écoutées, les lectures. J’accepte que mes chapitres, à l’image du miel, n’aient pas une couleur ou une saveur uniforme, et que, pour préserver leur authenticité, je ne dois surtout pas chercher à les uniformiser.

L’amour carnivore

Je tombe par hasard dans Internet sur la troublante vidéo d’une chatte venant d’accoucher de trois chatons. Elle est en train de les dévorer. On entend de curieux ronronnements et de petits cris étouffés. Elle s’arrête à la tête et passe au bébé suivant.

Par curiosité, je fais des recherches sur les raisons qui poussent une chatte à dévorer ses petits et découvre que c’est une pratique courante dans le monde animal. Il arrive que la chatte se sente incapable de s’occuper de sa portée ou croit que certains chatons sont malades, mal formés ou trop faibles pour survivre. J’écris le chapitre « L’amour carnivore » en un après-midi, portée par l’étrangeté de la vidéo. 

Avril 2015
Le vol nuptial

Quel hasard, au cours de ma recherche d’aujourd’hui, m’a dirigée vers Brad Kunkle ? Je tombe sur une série d’œuvres visuelles de cet artiste new yorkais que je découvre pour la première fois (bradkunkle.com). Je suis éblouie par ses peintures à l’huile de jeunes femmes habitées par la poésie et le rêve, certaines dans des forêts, d’autres en vol au-dessus de l’eau. L’élément qui retient mon attention est l’utilisation, par l’artiste, de feuilles d’or dont les formes, les nuances et les compositions me font penser aux abeilles et à leurs essaims. Plusieurs de ses peintures, dont Over the Ocean et The Seer m’invitent à imaginer le vol nuptial d’Anaïs. Je découvre avec étonnement l’œuvre intitulée Cocoon et voilà que jaillit avec exubérance l’idée du chapitre « Danser son abeille », où le corps de la danseuse et chorégraphe Melyssia se couvre de milliers d’insectes lors de son émouvante prestation dans une salle de spectacle parisienne. Une fois de plus, je constate avec joie les liens complémentaires entre mon écriture et les arts visuels.

Avril-juillet 2015
Le choix des prénoms et des patronymes

J’ignore d’où me vient cette fascination pour les prénoms. Enfant, je donnais mes prénoms préférés à tous les objets qui m’entouraient, même à mes règles en bois et à mes gommes à effacer, que j’ai retrouvées en faisant récemment du ménage dans mes tiroirs. Je me souviens d’avoir lu, il y a une dizaine d’années, que Carl Gustav Jung faisait de même, adulte, nommant tous les objets de son environnement, y compris ses casseroles.
Dans mes romans, le choix des prénoms et patronymes est crucial dans la mesure où ils façonnent le tempérament et les comportements des personnages. Une fois le personnage nommé, il me semble que ce nom contient l’ADN du personnage, où est inscrit en détail son programme de vie, de la naissance à la mort. Lorsque je cherche le nom d’un personnage qui ne s’est pas au départ nommé, je consulte souvent des sites Internet portant sur les prénoms dans des pays spécifiques. Je m’intéresse toujours à leur étymologie et à leur signification au cours de l’histoire, détails qui contribuent à l’enrichissement de la mémoire du personnage.

S’il y a des personnages qui choisissent leur nom, d’autres qui me laissent les baptiser, il y a par ailleurs ceux qui résistent au nom que je leur ai donné et exigent que je le change. Ce fut le cas de la femme de Gaspard, que j’ai d’abord baptisée Elsa (pensant à Elsa Triolet), puis Inès, nom qu’elle a porté pendant plusieurs mois, décidant de faire silence, tant il ne lui convenait pas et empêchait son évolution. Puis, j’ai changé son nom à Colombe, en raison de la douceur et de la grande fragilité que j’associe à ce nom. Je consulte des amies qui me donnent leur avis sur la qualité sonore et l’originalité du nom, mais finalement je retiens Arielle, même si ce nom hébreu signifie « lion de Dieu » et ne correspond pas, il me semble, à sa personnalité telle que je la conçois pour l’instant.

La femme de Lars Lauridsen s’est d’abord présentée à moi avec le nom d’Astrid, puis Solveig, puis Liv et enfin Hildegarde, inspiré par Hildegarde von Bingen, en raison de son intérêt, comme mon personnage, pour les herbes et leurs fonctions médicinales et curatives. Aucun de ces prénoms ne me semblait satisfaisant. Puis, un jour, je suis tombée par hasard sur Sunniva, prénom d’origine danoise qui signifie « don du soleil » et qui lui allait comme un gant. Le personnage avait enfin trouvé son nom et m’a permis de poursuivre l’écriture des chapitres qui la concernent.

Yselle a tout d’abord porté le nom d’Élise à cause de sa douceur sonore et le caractère éthéré que ce nom m’inspirait. Pour éviter que le lecteur ne confonde le nom de la mère et de la fille à la sonorité trop rapprochée, Elsa et Élise, m’est venu à l’esprit le prénom de Léda. Son inspiration : la Léda mythique et son lien avec l’eau et les cygnes. J’ai pensé que les noms Léda ou même à un moment celui d’Ophélie affichaient une symbolique trop évidente et qu’il serait préférable de laisser au lecteur le choix ou non de faire le lien avec les mythes, par ailleurs évidents dans certains détails de l’histoire. Pendant trois ans, elle a porté ce nom qui a peu à peu façonné son histoire. Puis, j’ai pensé à des noms plus rares, tels Hanaé, Flavie et Marine, qui n’ont pas collé longtemps. Puis, par hasard je suis tombée sur le nom Yselle qui immédiatement m’a frappée par sa sonorité cristalline qui évoque la fragilité du personnage. C’est après l’avoir ainsi nommée que j’ai pu écrire d’un trait le chapitre « La fille de cristal ». 

Certains noms se sont imposés au départ et n’ont pas été modifiés au cours de l’écriture. C’est le cas d’Helios et de sa compagne Calypspo, deux prénoms grecs, le premier signifiant soleil, le second en hommage à la nymphe figurant dans l’Iliade et l’Odyssée d’Homère et qui signifie « qui dissimule», caractéristique qui convient parfaitement au personnage et à ses comportements cachotiers. Le nom de deux de leurs trois enfants, Virgile et Melyssia, n’ont pas changé au cours de l’histoire, ni celui des Gaspard Lévi, de Lars Lauridsen et de ses deux enfants Anaïs et Theo. Par contre, le fils aîné des Xenaxis, d’abord nommé Rienzi pour le personnage d’un opéra wagnérien, est devenu Lohengrin, changement inspiré par un autre opéra de Wagner que je venais d’écouter avec beaucoup d’émotion. Émue par le personnage du chevalier au cygne, et compte tenu de la scène de tuerie des cygnes que j’avais déjà écrite à peine quelques mois plus tôt, j’ai pensé changer son nom à Lohengrin. De fait, c’est en entendant l’aria Mein Liebe Schwann (www.youtube.com), interprété par le chanteur allemand Jonas Kaufmann, qui a une apparence semblable à celle que j’ai imaginée pour mon personnage, que j’ai décidé de modifier définitivement son nom. 


* * *


Au cours de l’écriture du livre, les personnages se révèlent à des moments et à des rythmes différents. Certains sont bavards et démonstratifs, d’autres se livrent au compte-goutte. J’ai déjà écrit 180 pages et je ne connais pas encore la personnalité de Virgile, frère de Melyssia, pourtant un personnage important. Son apparence, sa physionomie m’apparaissent clairement, mais j’ai peu d’indices sur son tempérament réel ni sur l’impact qu’il aura dans l’histoire. Je sais seulement de lui qu’il est amoureux de sa sœur depuis la naissance de celle-ci, qu’il s’intéresse à la photographie. En ce moment, rien d’autre. 

Le jour où j’ai décidé de créer un chapitre que j’intitule « Frère et sœur » (qui deviendra plus tard « Comme la fleur et l’abeille ») et d’inscrire à la fin les vers du poème de Michel Leiris, frère et sœur/comme l’aiguille et le fil/comme la larme et l’œil/comme l’aile et le vent, je lance une invitation à Virgile à se faire connaître. Je laisse la porte ouverte et j’attends. À peine quelques jours plus tard, il se révèle sous mes doigts avec émotion et je commence à écrire le chapitre.
Il y a en nous des personnages qui parfois nous font dire le contraire de notre pensée. Nos vies ne sont-elles pas pleines de contradictions, comme celles des personnages du roman ? Il m’est souvent troublant de faire face à un être aux comportements douteux, soudain surgi de mes propres limbes, et de le voir prendre corps sous la plume. Le réflexe est de chercher à le censurer. J’essaie de ne pas tomber dans ce piège et d’écouter en jugeant le moins possible ce qu’il a à exprimer.

Juillet 2015
Le livre aussi a besoin de rêver

J’ignore encore si, une fois réunies, toutes ces pages constitueront un roman. Entre-temps, le livre continue de rêver, son constant bourdonnement de mots me rassure. La ruche est en santé.
Une nuit, je me réveille en sursaut après un rêve troublant. Il me semble voir au plafond une masse lumineuse aux tons verts, semblable à un ectoplasme, juste au-dessus de mon ordinateur. Non, je ne rêve pas. Je me lève, j’allume. La masse disparaît. Un jeu d’ombre provenant du jardin ? Je me recouche. La masse réapparaît. Je souris et me vient à l’esprit un essaim d’abeilles. J’ai l’impression d’entendre un bourdonnement que je mets sur le compte de mon acouphène, toujours plus irritant la nuit. Trop réveillée pour me rendormir, j’allume mon ordinateur et je me mets à écrire comme si j’avais écrit toute la nuit et que le réveil m’avait interrompu.

Y aurait-il des êtres en moi qui travaillent la nuit pendant mon sommeil ? Le livre rêve comme les nymphes d’abeilles endormies dans leur berceau de cire. J’en suis persuadée, parce qu’il y a des matins où je m’éveille, un chapitre impatient au bout de mes doigts. 

Titres du livre

L’histoire, qui a longtemps cheminé sous le titre Le chant des reines, en raison du cri particulier des abeilles-reines, a changé des dizaines de fois. Certains ont duré une année ou plus, d’autres moins d’une semaine.
Liste d’autres titres mis à l’essai :

Le temps de la ruche - Il faut le dire aux abeilles - Les secrets de la ruche - Les abeilles fantômes - Les essaims fantômes - À fleur de miel - La mémoire du miel - Les abeilles secrètes - Les filles de lumière - L’insaisissable secret des abeilles - Les danseuses de lumière - L’île au vent rouge…
… et finalement : l’Isle aux abeilles noires.

La mémoire

La mémoire ne nous permet pas toujours de distinguer le vrai du faux, le réel de l’imaginaire. Plus souvent qu’autrement, la vérité que nous croyons détenir est tissée d’impostures, de fantasmes, de peurs et de désirs inconscients. À mes yeux, les choses tues comptent autant que celles que je choisis de révéler. En somme, ne sommes nous pas tous des êtres de fiction ? Les histoires que nous inventons ne nous définissent-elles pas ?
Je me pose les question suivantes : ais-je trahi la source première de certains des personnages ? La mémoire ne serait-elle qu’un mémoire déformant, un miroir de Venise ?

Début août 2015
Réflexions sur le secret

Révéler un secret est parfois une forme de dissimulation. Un seul secret ramené à la lumière en cache probablement trois autres, enroulés sur eux-mêmes et tapis au plus profond de soi, dans le silence et l’obscurité. Sommes-nous la somme des couches superposées de nos secrets ? Si c’est le cas, la révélation mal préparée d’un secret pourrait compromettre l’équilibre psychologique.
Il est des secrets tellement noirs et monstrueux, que simplement les entendre pourrait nous faire mourir. Il y a aussi des secrets transmis à notre insu par des générations passées. 
Certains secrets sont indélogeables.
Parfois, les secrets que l’on porte pour d’autres sont les plus lourds et les plus sournois, surtout si les conséquences de leur divulgation sont graves pour celui ou celle que l’on cherche à protéger par notre silence.
Il y a des secrets qui déclenchent des fièvres et des malaises inexplicables, l’apparition de pustules, des pertes de cheveux, de souffle, de poids, de mémoire.
Puis, il y a les secrets qui se transforment en rêves, en livres.
Je pense à tous ces propos en me préparant à lever le voile sur les secrets qui entourent la majorité des personnages du roman. 


* * *


Il est des moments, lorsque j’écris, où j’ai l’impression d’être poursuivie par un sentiment d’urgence, une surconscientisation de la fragilité de la vie. Chaque malaise corporel devient pressentiment, menace d’une maladie grave. J’ai parfois l’impression d’être un condamné à mort, la veille de son exécution. Chaque seconde est comptée, chaque instant, un luxe. Tout ce qui me déconcentre du travail de l’écriture devient un irritant. C’est dans ces moments de frénésie d’écriture et d’angoisse, où je m’impose volontairement un ralentissement temporaire. Question de survie.

Mi-août 2015
Le rôle d’Yselle

J’essaie de cerner le rôle d’Yselle dans l’histoire, son rapport aux autres. Tous les autres personnages ont un talent particulier, une occupation originale, parfois deux : Anaïs, parfumeuse, Gaspard, souffleur de verre et violoncelliste, Melyssia, danseuse et poète, Helios, apiculteur et violoniste, Lars, scientifique, forgeron et altiste. Or, Yselle ne semble pas avoir de talent ni d’aspirations artistiques en particulier. Je suis inquiète de son manque d’épaisseur par rapport aux autres. Je la vois dans sa chair, avec sa longue chevelure brune, mais son esprit me résiste. Elle est tellement floue, insaisissable, elle m’échappe, me hante. J’en viens même à me demander si elle a sa place dans le roman. En revanche, je ne peux pas m’imaginer avoir perdu mon énergie en passant infiniment plus de temps sur ce personnage que sur les autres sans que sa présence n’ait un but quelconque. Mais quel est-il ? Jour après jour, je l’interroge. Lui demande si elle a des talents cachés, des traits de sa personnalité qu’elle hésite à révéler. Elle ne me répond pas. En réalité, je ne suis que l’auteure du roman et pas nécessairement la mieux placée pour juger de sa pertinence et de l’importance de sa présence. Les personnages n’appartiennent pas à leur auteur, mais plus au lecteur, ou peut-être enfin, ils n’appartiennent qu’à eux-mêmes.

Un samedi matin, en route pour mon cours d’ikebana, j’obtiens une réponse partielle à ma question. Si Yselle semble être un personnage incomplet, une enfant au regard hanté, à la personnalité sombre et trouble, si elle flotte tel un esprit au milieu des autres, c’est peut-être qu’elle est l’enfant de tous les possibles , mais peut-être qu’elle est aussi la part d’ombre des autres. Elle porte en elle les fantômes des générations qui la précèdent, les deuils, les tristesses, les cauchemars de sa famille et de ses amis. Son ventre nourrit sans le savoir l’enfant mort de sa mère.

À la mort d’Yselle, l’œil bleu de Melyssia s’assombrit, prend des couleurs de tempêtes. Quant à Lohengrin, il actualise la colère et la violence qu’il porte en lui. Il faut peut-être qu’Yselle disparaisse pour que les autres personnages assument leur propre part d’ombre ?

Octobre 2015
Le retour à l’alchimie

Au milieu de l’écriture du chapitre « Le nez en fleurs », portant sur la création de parfums, je commence à concevoir l’élaboration d’un parfum en tant qu’œuvre de transformation et me mets à l’écriture du chapitre « Pour l’amour d’un datura » qui fera découvrir au lecteur la création en tant que démarche de guérison et de métamorphose pour le personnage d’Anaïs. 

Décembre 2015
On frappe à la porte

Cela fait presque cinq semaines que je n’écris pas. Je travaille avec ma grande amie graphiste, Anne-Marie Berthiaume, au concept de mon projet de poésie Épines d’encre, recueil accompagné de mes œuvres visuelles. Combien de fois les personnages ont frappé à ma porte et je ne leur ai pas ouvert. J’ai fait la sourde oreille, ignoré leurs désirs, leur impatience à se faire entendre.

Puis, à mon tour, une fois mon projet de poésie terminé, j’ai frappé à la porte du livre. Tourné en vain la poignée. Elle a résisté à ma volonté. La ruse n’est jamais d’une grande utilité lorsqu’il s’agit de l’écriture. Ma plus grande peur ressemble à celle des apiculteurs d’aujourd’hui qui, en tambourinant sur les parois de leurs ruches, n’entendent pas le bourdonnement de leurs abeilles. En ouvrant le couvercle, ils ne retrouvent que des hausses de cadre vides, sans traces de leurs occupants. Sur tous les continents, pour des raisons que l’on soupçonne mais qui ne sont pas encore confirmées, les abeilles quittent leur ruche pour ne jamais revenir.

Cela fait des semaines que mes personnages ne donnent plus aucun signe de vie. Peut-être ne reste-t-il de mon roman qu’une structure, des hausses de cadre vides, sans personnages ni histoire. Il n’est pas facile de rester dans l’antichambre d’un livre qui pourrait ne pas rouvrir ses portes. 

Je lis cette affirmation du lauréat du prix Nobel de littérature 2002, Imre Kertész, qui correspond à mes propres craintes :

Comme tout enfant tardif, le roman est fragile et capricieux ; il suscite quantités d’inquiétudes chez son vieux père. Il attrape toutes les maladies infantiles, sa survie est un souci et un questionnement permanents. Je ne serais pas étonné de le trouver mort un matin. J’en serais inconsolable.

À part mon sens du devoir envers les personnages que j’ai créés, à la tendresse indéfectible que je leur porte, une autre raison me pousse à ne pas laisser tomber le livre. J’ai décidé, après réflexion, que ce projet de grande envergure serait mon dernier, donc je dois le mener jusqu’au bout. Je ne compte pas abandonner la prose narrative de façon définitive, mais porter un roman pendant six ans, c’est comme décider de fonder une famille à soixante-cinq ans. Je n’en ai plus la force ni la santé. Mes prochains projets devront dorénavant se réaliser à plus court terme. Qui sait ? Peut-être des novellas ou des récits illustrés. 

Pour l’avoir tant de fois vécu, je sais que devant le syndrome de la page blanche, il faut s’armer de patience. Une fois de plus, je vis mieux cette période de sécheresse en prenant le pinceau. Les arts visuels sont pour moi un monde sans porte et où seule l’intuition guide ma main, sans jugement sur le résultat. La peinture est en ce moment une exploration de l’inconscient où je m’aventure avec des yeux d’enfant. C’est dans la spontanéité d’un coup de pinceau, dans un fragment d’image déchirée ou collée, dans la faille lumineuse d’un tableau, que s’ouvrira peut-être la porte du roman, où je retrouverai les paysages encore plus vivants et vibrants, et serai accueillie avec joie par les personnages. Une fois de plus, grâce à la création visuelle, le syndrome de la page blanche est vécu dans la sérénité plutôt que dans l’angoisse.

Début janvier 2016
En nous, les personnages

Aujourd’hui, en relisant le chapitre intitulé « Massacre initiatique », je me demande une fois de plus si c’est bien moi qui écris le roman. Parfois, je ne me reconnais pas. Le comportement de certains personnages me blesse. Pourquoi refusent-ils de suivre les chemins que je leur ai tracés ? 
Aujourd’hui, je ressens le roman comme un conciliabule, un tête-à-tête de toutes ces parts de moi, en attente d’une voix. Certains dissimulent des souvenirs ou des secrets ; d’autres, des rêves et des désirs. Tous portent en eux des peurs. La peur de l’abandon et de la perte, celle de mourir et celle de vivre. 

Début février 2016

Je constate qu’une part importante du livre se situe entre les lignes, dans le non-dit, dans les secrets qu’il retient, semblable au précepte de Wolfgang Amadeus Mozart : la vraie musique est entre les notes.

Mi-février 2016
La mort d’Yselle

Aujourd’hui est un jour de grand deuil. Yselle vient de rendre son dernier souffle dans mes mots, linceul que je lui ai longtemps refusé, destin qu’elle avait néanmoins choisi dès son apparition dans le livre.
Certains disent que l’on meurt lorsque notre mission sur terre est accomplie. Il en est dont la mission ne dure pas plus que quelques années, parfois à peine quelques heures. Ces êtres emportent avec eux le secret de leur rôle sur terre.
J’ai du mal à laisser partir Yselle, petite bergère des morts, et aujourd’hui le monde autour de moi a changé, comme il arrive souvent à la mort d’un être cher qui disparaît de notre entourage. Peut-être est-ce parce qu’Yselle représente une part de moi importante ? Aurais-je peint, sans le savoir, dans le personnage d’Yselle une sorte d’autoportrait ? Si c’est le cas, l’écriture est une arme redoutable, plus dangereuse que je ne l’aurais cru.

En revanche, en écrivant « La mort du cygne », je me suis mise à éprouver peu à peu une impression de calme. Quel cheminement ai-sje fait pour en arriver à me sentir sereine en décrivant la mort choisie d’Yselle. Sa mission accomplie, elle embrasse sa fin dans la douceur, se fond dans le paysage, s’abandonne dans les bras de l’eau qui est sa nature même. En écrivant les derniers mots du chapitre, je suis apaisée, réconciliée avec la manière qu’elle a choisie pour mettre fin à sa vie. Je l’ai laissée me guider jusqu’à la fin et avec un peu de recul, j’ai la conviction que les personnages d’un roman font parfois preuve de plus de sagesse que leur auteur.

Le deuil des brugmansias

Même si j’ai plusieurs fois écrit sur la rose, reine des fleurs, c’est le brugmansia, plante tropicale somptueuse qui exerce sur moi la plus grande fascination. « Brugmansia » est également le nom que je me suis choisi en ikebana, chaque disciple devant s’identifier auprès de la communauté par un nom de fleur. 
Pendant plus de vingt ans, j’ai fait pousser dans mon jardin ces sensuelles déesses végétales, sculpturales et odorantes, pourtant fragiles et qui ne résistent pas au gel. Pendant vingt ans, mon mari et moi avons eu la tâche laborieuse, à l’automne, de déterrer ces géantes et les rempoter afin qu’elles passent l’hiver à l’intérieur, pour ensuite les replanter en pleine terre le printemps suivant. Il y a quelques années, la sagesse de l’âge nous a fait comprendre que le temps était venu de ne plus hivériser ces pots immenses, pesant plus de soixante livres chacun. Hélas, abandonner ces beautés mesurant plus de deux mètres, garnies de centaines de fleurs immenses et au parfum suave et ensorcelant, a laissé dans mon cœur de jardinière un vide immense. C’est la difficulté à faire le deuil de ces plantes-cadeaux de mon mari, qui m’a incitée à leur donner une seconde vie grâce au roman. C’est ainsi que le datura, plante que j’ai également fait pousser en abondance, et son cousin le brugmansia, sont devenus les plantes fétiches d’Anaïs Lauridsen et la signature olfactive de plusieurs de ses créations. Le datura est également la fleur que Virgile a beaucoup photographiée, à ses yeux une des plus beaux exemples du nombre d’or dans la nature. J’ai toujours été fascinée par le fait qu’en plus de leur parfum sensuel, les daturas et brugmansias sont des plantes très toxiques dont l’ingestion peut être fatale. Elles sont aussi entourées de légendes, dont l’une qui raconte l’histoire d’un frère et d’une sœur amoureux l’un de l’autre :

Il était une fois, il y a fort longtemps, un jeune garçon appelé A’neglakya et sa sœur A’neglakyatsi-tsa. Ils vivaient loin, très loin sous terre et s’aimaient profondément. Ils remontaient souvent à la surface pour y faire de longues promenades, main dans la main, et explorer les lieux, curieux de la vie si étrangère à la leur. À leur retour dans leur sombre royaume, ils racontaient à leur mère ce qu’ils avaient vu et entendu. 

Sur terre, les jumeaux du Dieu Soleil devinrent soupçonneux de la curiosité des jeunes amoureux, se demandant comment ils devaient agir à leur égard. Un jour, durant l'une de leur visite, le frère et la sœur se trouvèrent face à face avec les jumeaux. « Comment allez-vous ? leur demandèrent les jumeaux ? Êtes-vous heureux dans votre royaume ? » Nous ne pouvons être plus heureux de notre vie, répliqua A’neglakya et A’neglakyatsi-tsa ajouta qu’ils avaient le pouvoir d’entraîner les humains dans une ivresse incontrôlable, de les plonger dans un profond sommeil, de provoquer des rêves prophétiques et des hallucinations et même de leur donner accès à l’esprit des disparus. Les jumeaux du Dieu Soleil prirent peur et se persuadèrent que les deux jeunes gens possédaient beaucoup trop de pouvoirs. Ils devaient donc, à tous prix, mettre un terme à leur présence. Ce jour-là, ils bannirent le frère et la sœur sous peine de mort. A’neglakya et A’neglakyatsi-tsa disparurent à tout jamais dans leur royaume souterrain et ne furent jamais revus. Mais à l'endroit même où le sol se referma sur eux, poussa une fleur de datura, au parfum ensorcelant, celle-ci identique à celle que le frère et la sœur portaient lors de leur séjour sur terre. En leur mémoire, ils nommèrent la fleur « A’neglakya » et leurs enfants les dispersèrent aux quatre coins du monde. 

Mars 2016
Un faucon transformé en aigle de mer

Je termine l’avant-dernière scène du chapitre « L’enfant-île », moment où Theo sauve la vie d’un aigle de mer. Je suis très attachée à cette scène, inspirée d’une expérience personnelle inoubliable où, le 20 août 2014, j’ai secouru dans mon jardin un jeune faucon, à mains nues et sans protection. Si je l’avais fait sans mon conjoint comme témoin, le récit aurait passé pour une histoire inventée. Cette expérience chargée d’émotion a eu un impact considérable sur ma vie et sur mon écriture, au point où j’ai éprouvé le besoin d’inclure la description de l’incident dans l’article que j’ai rédigé à la fin de l’été 2014, intitulé « Vivre en mythes » et qui a paru dans le collectif intitulé La mythocritique contemporaine au féminin, dirigé par Metka Zupancic ; j’ai également raconté l’histoire, mais à des fins différentes, dans la revue Québec Oiseaux, volume 28, numéro 2 (hiver 2017). 

Je constate que j’ai de plus en plus de difficultés à me détacher de mon écran d’ordinateur pour vaquer à mes occupations quotidiennes. Je vis maintenant entièrement dans le temps du roman et toute interruption est ressentie comme une grande frustration. Aujourd’hui, répétition de la chorale en vue d’un concert printanier. Habituellement c’est une activité qui me ressource, m’apporte énergie et plaisir. Or, je n’arrive pas à me concentrer sur les chants. À la pause, ne tenant plus en place, je décide de quitter. « Un rendez-vous ? », me demande-t-on ? « Non, réponds-je, une urgence. Je dois aller secourir un aigle de mer blessé. »

L’abeille comme créature de pouvoir

Je me demande pour la centième fois pourquoi j’ai choisi d’écrire sur l’abeille. Cet insecte, pourtant si petit, si commun, mais aux pouvoirs, symboles et archétypes si puissants, me porte sur ses épaules depuis le début de mon projet. Pour employer le langage des chamans, l’abeille est devenue le « totem » de cette période-ci de ma vie et j’honore sa présence et son énergie par les rituels de l’écriture et de la peinture. 

Depuis longtemps, j’accorde une grande importance aux manifestations de la nature dans ma vie, à l’apparition fugace ou à la présence à long terme d’animaux et d’insectes, qui sont à mes yeux des invitations à me relier aux forces invisibles et spirituelles de ma propre existence. Les corneilles, ces créatures de l’air, messagères entre l’ici et l’ailleurs, compagnes de route et sources d’inspiration pendant une quinzaine d’années, m’ont amenée à vivre des expériences émouvantes et enrichissantes. Un faucon, à l’apparition aussi brève qu’inattendue, a été un totem messager qui m’a fait prendre conscience de nouveaux plans de perception et de différentes manières de participer au monde autour de moi.
En général, c’est le totem qui se présente à soi et non la personne qui choisit son totem. Cela m’a pris des années à saisir que l’abeille s’imposait à moi. J’ai d’abord rejeté l’humble insecte, habituée à des oiseaux de force, à la présence physique imposante. J’ai décidé d’ignorer les mises en garde des chamans modernes qui considèrent l’énergie des insectes trop primitive et difficile à cerner pour en faire des totems d’intérêt. L’apparition des abeilles dans cette période de ma vie ne tient pas du hasard. J’ai toujours craint les abeilles et les guêpes, les ai toujours fuies. S’il est vrai qu’une peur est quelque chose qu’il faut accueillir et apprivoiser, transformer en harmonie, l’abeille sera ma compagne de route pendant au moins la durée de l’écriture du roman et la réalisation de mon projet. L’Isle aux abeilles noires, ma façon d’honorer mon abeille intérieure.

Fin juin 2016
Préserver les mystères de la ruche

J’avais décidé, il y a longtemps, que la maladie de Melyssia, alitée avec les fièvres scarlatines, serait une occasion pour le personnage d’Helios d’initier sa fillette au monde des abeilles. J’avais prévu lui faire raconter seize petites histoires qui correspondraient aux seize jours de sa convalescence — un prétexte pour faire connaître davantage ma passion pour les abeilles et leur vie fascinante. Je n’arrive pas à écrire la section. J’ai beau dresser des listes de micro-récits possibles, mais ma plume résiste. Puis, je fais un rêve qui me fournit une explication à mon blocage : 

J’ai déposé des morceaux d’alvéoles dans un aquarium avec une reine et quelques ouvrières. J’ai rempli l’aquarium d’eau et me suis ensuite mise au lit, confiante que le lendemain, je trouverais une ruche en santé, bourdonnante d’activités et que je pourrais faire voir à mes amis. Je me réveille le lendemain matin et constate avec grande déception que les abeilles avaient quitté l’aquarium. À leur place, je trouve une dizaine de poissons, heureux de leur nouvelle maison ainsi que des Sphynx à tête de mort, papillons de nuit, ennemis de la ruche.

J’ai interprété le message du rêve de la façon suivante : la technique d’écriture que j’avais prévue pour cette section revenait simplement, comme le font les aquariums, à en faire admirer les occupants, prisonniers derrière une vitre. Jeter un éclairage trop cru sur le mystère des abeilles, ne les exposerait-elles pas d’une manière contraire à la vie secrète qu’elles protègent avec ardeur ? Je ne voudrais pas, par désir de communiquer le plus de détails captivants au lecteur, nuire à l’esprit de la ruche. Je dois respecter leur mystère. La présence des abeilles dans la trame narrative ne doit pas, il me semble, être artificielle. Elle doit faire partie de sa poésie, s’intégrer naturellement au récit, pas simplement contribuer aux faits, aussi fascinants soient-ils.

Début juillet 2016
Une grossesse difficile

Depuis plusieurs jours, j’ai du mal à me déplacer à cause de douleurs sourdes à la hanche et à la jambe gauches. La ville est en pleine canicule, humidex 40, pas un nuage dans le ciel. Depuis l’enfance, ces trop-pleins de lumière troublent mon sommeil estival et me plongent dans un état proche de la dépression. Je n’avais pas du tout réfléchi aux effets des conditions météorologiques sur mes propres humeurs lorsque j’ai écrit les chapitres « La musique qui tue », « Le mauvais sort », « Chevelure de mer ». Je constate combien mes réactions parfois extrêmes à la lumière et à la température ont joué un rôle important dans la plongée d’Arielle vers le gouffre de la mort.
Au fil des jours, les douleurs articulaires et musculaires augmentent. Ayant constaté qu’il y a parfois un lien entre mes malaises physiques et l’écriture, je réfléchis à la situation. Une recherche Internet me confirme qu’une femme enceinte peut ressentir en fin de grossesse, les mêmes douleurs et malaises que j’éprouve. Je ne peux néanmoins m’empêcher de faire le lien, devenu par ailleurs un peu trop cliché, entre les problèmes de la grossesse et la fin de la gestation d’une œuvre.

Mi-juillet 2016
Œuvres visuelles, l’alchimie du miel

Il y a des moments où je conçois davantage mon roman en images qu’en mots, les images parlant parfois avec plus de force que les mots. Au cours de ce projet, je me suis livrée à une pratique artistique essentiellement exploratoire qui a laissé une grande place à l’imprévu, à l’inspiration du moment. Je continue de découper, de coller des éléments picturaux sur des fonds peints antérieurement. Même s’ils n’avaient pas la force souhaitée, je les avais néanmoins conservés au cas où ils pourraient servir de fonds pour de nouvelles œuvres. Une forme de recyclage, de transformation… d’alchimie, semblable à celle de la transformation de nectar en miel par les abeilles. Je décide donc de baptiser le volet visuel en cours : Alchimie du miel

Fin juillet 2016
Un état de grâce

Il est de ces matins magiques, comme celui-ci, un samedi estival où, assise dans mon gazebo à accueillir les premiers chants d’oiseaux, les mots jaillissent sur la page sans effort et sans intervention de la pensée. Des liens que je n’avais pas faits hier se tissent avec aisance. L’écriture n’est-elle pas le plus souvent de longs moments d’angoisse et de luttes pour ces quelques moments d’extase auxquels on se raccroche avec joie ?
Combien j’ai dû travailler en dormant !

Début août 2016
Une œuvre visuelle réalisée le 1er février 2011 révèle enfin sa signification

Dimanche matin. Je suis en train d’écouter le Credo de la Missa Solemnis de Beethoven (www.youtube.com).
Me revient soudainement à l’esprit une œuvre que j’ai réalisée au début du projet visuel, avant même de connaître la personnalité et le destin du personnage d’Yselle. Je me souviens que je ne comprenais pas pourquoi, à l’époque, j’avais juxtaposé dans le tableau des mains derrière des barreaux et des visages d’enfants morts retrouvés dans des décombres. Ce n’est que maintenant que je constate qu’il s’agit du regard d’Yselle, tel que je le décris dans le chapitre « La lune noire ». Serait-ce cette image, réalisée au tout début du projet, qui aurait influencé le façonnement de cette enfant, à la fragilité du cristal, hantée par les morts ? J’éprouve une certaine satisfaction à pouvoir enfin donner à l’œuvre le titre qui lui convient : Prisonniers du regard.

Août 2016
Première relecture du manuscrit

Le temps est venu d’imprimer une première version de mon texte pour déterminer si oui ou non j’ai écrit un véritable roman. Je suis assaillie par le doute. Il y a cinq ans, je repoussais de ma pensée la possibilité qu’il n’y ait pas de livre au bout de l’expérience. Aurais-je changé d’avis ? Ai-je souhaité, sans me l’avouer, que mon cheminement trouve une forme romanesque publiable ? Est-ce un roman que j’achève ? Si non, qu’est-ce que c’est ? J’ai fidèlement écouté la voix du livre. J’espère de tout cœur qu’elle ne m’a pas trompée, entraînée sur un chemin que j’aurais dû ignorer ?
Qu’est-ce que j’écris depuis 2010 ? Je constate que la plupart des chapitres sont courts, presque autonomes, mais également liés à l’ensemble, comme les alvéoles individuelles qui forment une ruche. Je me demande si je dois créer davantage de liens pour faciliter la lecture ? Les phrases grincent. Certaines pages sont trop chargées d’action, bavardes. Je dois ajouter du silence. Apprendre à mieux respirer entre les scènes. Je commence le long processus d’élagage.

Et les personnages?

Je m’associe tellement aux personnages et aux histoires du livre, que j’ai du mal à les juger avec le détachement nécessaire. Le temps est venu de prendre du recul et de mettre le chapeau de lectrice. 
La lecture, une autre forme de création.
Ma tâche suivante consiste à donner un ordre provisoire aux 66 fichiers distincts. Je me remets à l’œuvre avec l’impression d’à peine commencer mon projet. 

Fin août 2016
Les fins plaisirs de l’écriture

À cette étape du livre, où la plus grande partie de l’histoire est racontée, où en principe je fais surtout une révision stylistique — ponctuation, élimination des doublons, de structures de phrases lourdes ou tortueuses, toujours dans le but d’alléger, de condenser — on dirait qu’il commence à se passer des choses imprévues. Plus je relis, plus je constate que les différents niveaux de sens demandent encore à être étoffés et que les personnages se mettent à dévoiler des aspects inédits de leur personnalité. Ma plus grande surprise est Calypso, qui m’étonne soudain par les mots de sagesse qu’elle prononce la veille du départ de sa fille Melyssia pour Paris, scène imprévue avant cette lecture (« Le veilleur d’éternité) ». Cette femme qui, tout au long du récit, a choisi de vivre dans le mystère et la cachoterie, révèle soudain une profondeur insoupçonnée. Je l’ai moi-même jugée trop rapidement, lui soupçonnant une nature froide et indifférente, voire superficielle. Même un auteur doit réfréner ses tendances à juger ses propres personnages. Parfois, nous connaissons mal nos créations.

Rythme du récit et création de jardins

Il paraît que tout bon romancier doit se demander si la scène qu’il s’apprête à écrire fait avancer ou non l’action ; ce qui interrompt le rythme du récit devrait être supprimé. Voilà qu’en me relisant, je constate que j’ai délibérément enfreint la règle à plusieurs reprises, en ajoutant des scènes qui ralentissent l’action, invitent le lecteur à s’arrêter un instant et à savourer la poésie du texte. Je ne peux m’empêcher de faire un parallèle avec le jardin. En concevant un jardin, tout bon jardinier sait qu’il doit éviter de dévoiler toute sa richesse en un seul coup d’œil rapide. Souvent, il plantera par exemple un arbuste au tournant d’un sentier pour empêcher que le visiteur ne découvre trop vite ce qui se trouve derrière. Il invite le visiteur à ralentir, à s’arrêter, à affiner son regard et ses perceptions, et à humer les parfums autour de lui avant de passer à sa prochaine découverte.

Début septembre 2016
Souffler sur les braises

Je suis en train de lire le roman Phrères de Claire Barré, qui raconte l’adolescence et les tentatives de suicide de deux poètes adeptes des principes d’Arthur Rimbaud : Roger Lecompte et René Daumal. Combien l’auteure décrit avec verve et enthousiasme la passion intransigeante de ces jeunes artistes. Je ressens la force du texte comme une gifle. Je constate combien ma propre exploration de certains de mes personnages est bien en deçà de la réalité que j’ai tenté de décrire et qui devait se rapprocher d’évènements que j’ai vécu au cours de ma vie de jeune adulte. Est-ce par pudeur que je n’ai pas osé exposer les excentricités de ma propre jeunesse, me satisfaisant d’une version sobre et sage, et qui n’a rien à voir avec ce que j’ai vécu. Je suis déterminée à ne pas réduire ni trahir le passé, à revenir sur les scènes déjà écrites et à les injecter de la passion intransigeante, de la volupté et de la poésie qui m’animaient à l’époque. Des rêves, les nuits suivantes, me confirment également la nécessité de revenir en arrière. Je souffle sur les braises et me remet à écrire avec délectation. On dirait que les plus subtils plaisirs du livre m’ont réservé une surprise pour la fin.

Chose à faire demain

Rendre avec plus de conviction la pureté de l’amour entre Virgile et Melyssia.

Décembre 2016
Les cygnes

À mon lever, un message envoyé par mon amie Anne-Marie me révèle le monde de Luc Petton, originaire de Bretagne, et de la compagnie Le Guetteur dont il est le fondateur. Petton est chorégraphe de spectacles de danse inédits, méditatifs et poétiques, qui réunissent des danseurs et oiseaux vivants sur la scène (www.lucpetton.com). 
Je suis obnubilée par les vidéos du site, surtout par celle intitulée Swan (www.youtube.com) qui met en scène des cygnes, ces oiseaux de lumière que j’ai mis en valeur dans quelques scènes du roman, mais également dans plusieurs des œuvres visuelles que j’ai réalisées au cours du projet. 

Je réfléchis à la relation entre le personnage de Lohengrin qui, à la mort de son amour Yselle, tue les cygnes de l’étang. La citation d’Alain Foix sur le site d’Alain Petton vient confirmer mon intuition de la pertinence de la scène douloureuse mais nécessaire que j’ai pensé à un moment éliminer.

Rien de plus lourd qu’un oiseau mort et la mort du cygne pèse son poids dans le ciel de la Danse !
Les poètes humanistes se saisissent du cygne comme un signe où se dessine dans l’abstraction blanche de l’hiver le visage de l’homme entre rêve et réalité, entre espérance et fatalité, entre la vie qui s’en va et la mort qui s’en vient. Le cygne est un miroir de l’homme se mirant sur la surface lisse et dure d’un lac réfléchissant qui sépare et renvoie dos à dos deux infinis : le ciel lumineux et les profondeurs noires insondables. Le cygne est un signe qui réfléchit au sens également qu’il donne à penser. Ainsi dit Nietzsche, philosophe de la danse, la surface est profonde. Et la légèreté apparente du cygne s’alimente de son poids. Il est l’unité vivante des opposés.

Alain Foix

Éblouie, je me replonge dans l’univers de la danse que j’ai imaginé pour le personnage de Melyssia, fortement attachée au milieu naturel qui devient son terrain de prédilection. Je sens que je suis maintenant prête à revenir avec un nouvel élan sur le chapitre « Danser son abeille, » qui intègre le monde naturel et la danse, et dans lequel Melyssia danse avec des milliers d’abeilles attachées à son corps. 

Début décembre 2016
Lorsque le choix du titre entraîne un changement de perspective.

Le jour où mes amies Nancy et Henriette me suggèrent que le nom de l’île où se déroule plus de 200 pages du roman en devienne le titre, je commence à reconsidérer mon choix. Je trouve l’idée intéressante, puisqu’à mon point de vue l’île est plus qu’un décor, mais un personnage à part entière. Soudain, c’est le nom que j’ai choisi de donner à l’île qui me rend songeuse. Même s’il est poétique, évocateur et mystérieux, L’Île au vent rouge correspond très peu à la réalité de l’histoire. Devrais-je changer son nom pour qu’il reflète davantage la réalité du roman ? Comment ne pas y avoir pensé avant! Je dois mettre l’accent davantage sur les abeilles qui sont au cœur de l’histoire, à l’origine du livre même. Je trouve dans Internet une famille qui correspond aux caractéristiques d’abeilles pouvant survivre dans les rudes conditions climatiques des Hébrides : les apis millifera millifera, mieux connues sous le nom d’abeilles noires. C’est décidé, mon roman portera le titre L’Isle aux abeilles noires. Dès ce moment, j’ai l’impression que mon île n’est plus une simple île fictive, mais un véritable lieu de création, une oasis où je me réfugie pour écrire. J’ajoute à ma description du paysage une nouvelle falaise que je nomme « Falaise de miel », bourdonnante de millions d’abeilles.

Mi-décembre 2016
Le deuil solitaire

Je suis réveillée au milieu de la nuit par un rêve angoissant. Virgile, frère de Melyssia, vient de me parler et il est en pleurs. Il me confie son désespoir, le fait qu’il ne peut pas partager avec d’autres une peine indicible — l’absence de sa sœur, son plus grand amour — qu’il vit comme le plus important deuil de sa vie. C’est avec une émotion devenue impossible à contenir qu’il me dit combien il se sent seul, combien son deuil est intensifié par le fait que révéler son secret pourrait causer des torts irréparables. Il doit donc dissimuler son deuil et le vivre en silence. 
Comment aurais-je pu savoir, en créant ce personnage, il y a cinq ans déjà, qu’il deviendrait le véhicule qui me permettrait d’exprimer ma propre peine face à plusieurs deuils, craintes et conflits intérieurs, impossibles à partager ? Peut-être est-ce à travers les émotions de Virgile, que je prends conscience des conséquences psychologiques et même physiologiques de tragédies secrètes que je n’ai pas résolues. Écrire le drame de Virgile m’aidera-t-il à faire mes propres deuils ? J’apprends peu à peu à me fier à la sagesse de mes personnages, ces parts de moi qui demandent à se faire entendre et m’aident à me comprendre. 

Les influences et les sources d’inspiration

Les créateurs se croient trop souvent uniques, les premiers à imaginer qu’ils ont inventé quelque chose qui n’a jamais été fait avant eux. Ces mêmes personnes se sentent souvent frustrés en retrouvant ailleurs des œuvres semblables aux leurs, s’imaginant souvent à tort qu’on leur a volé un thème, un titre, des images, des accords musicaux. Il va sans dire qu’Internet est devenu un outil qui favorise le plagiat et, pour certains, constitue une tentation de s’approprier le travail des autres. Ces comportements sont clairement inacceptables et doivent être découragés. En revanche, il m’arrive de me réjouir en retrouvant dans des livres certaines scènes très semblables aux miennes, écrites par des écrivains que je n’ai pas lus auparavant et que je découvre une fois mon ouvrage terminé. Parfois les idées et les images sont si semblables qu’on pourrait croire sinon au plagiat, du moins à une imitation. Si j’ai longtemps été tourmentée par cette réalité et tentée de supprimer certains poèmes ou images, noms et scènes de mes ouvrages, aujourd’hui, je me réjouis de savoir que je fais partie d’une communauté de pensées et de pratiques semblables aux miennes et qu’il y a à l’autre bout du monde des créateurs à la même sensibilité, fascinés par les mêmes thèmes et dont le traitement fait écho au mien. Je suis également ouverte plus que tout à l’inspiration qui m’est offerte par d’autres formes d’art, comme la peinture, la danse, la musique. 
Plusieurs auteurs en période d’écriture s’isolent de lectures ou de discussions concernant leur travail par crainte d’être influencés, de peur que « ça ressemble à… ». Dans mon cas, c’est le contraire. Tout un monde m’accompagne, m’inspire, se déteint sur ma pensée, mes images et mes mots, et je suis heureuse de le dire. Mon travail est le fruit de lectures, de rencontres et de discussions, sans lesquelles ce livre n’aurait peut-être pas vu le jour.

Au cours de ma recherche et de l’écriture du roman, je me suis nourrie des nombreux livres portant sur l’apiculture et sur la vie des abeilles que m’avait offerts en cadeau mon mari : The Queen must die and Other Affairs of Bees and Men, de William Longwood, un classique regorgeant d’informations et d’anecdotes inédites. Je lui dois aussi la découverte de nombreux sites Internet qui m’ont permis de pénétrer, grâce à des vidéos, jusqu’au plus profond de la ruche, d’entendre le chant des reines. J’ai aussi lu avec grand intérêt des livres à caractère philosophique, dont Bees de Rudolph Steiner, L’abeille (et le) Philosophe. Étonnant voyage dans la ruche des sages, de Pierre-Henri Tavoillot et François Tavoillot ; d’autres, à caractère ésotérique, spirituel, folklorique dont The Shamanic Ways of the Bees, de Simon Buxton et The Song of Increase de Jacqueline Freeman, The Sacred Bee in Ancient Times and Folklore par Hilda M. Ransome. Deux autres ouvrages remarquables ont retenu mon attention, Bee Time de Mark L. Winston, qui s’est penché sur plusieurs aspects rattachés au monde de la ruche, y compris l’environnement, l’architecture, les arts visuels et de la scène, et The Beehive Metaphor. From Gaudi to Le Corbusier de Juan Antonio Ramirez, professeur d’histoire de l’art à l’Universidad Autonoma de Madrid et auteur de plusieurs livres sur l’art, l’architecture et la cinématographie. Et finalement, je pourrais difficilement passer sous silence l’étude si fine et délicatement méditative de Maurice Maeterlinck, La Vie des abeilles, publiée en 1901. À la lueur des études scientifiques toujours en cours, on reprochera certes à cet écrivain d’un siècle précédent d’avoir trop anthropomorphisé la vie des abeilles, de leur avoir conféré une noblesse et une intelligence exagérées. Or, comment ignorer la grande délicatesse d’âme, le respect et l’amour inconditionnel avec lesquels il décrit les abeilles et le mystère de leur vie ?

Je côtoie avec ravissement depuis une quinzaine d’années l’œuvre d’une artiste visuelle canadienne unique, Aganetha Dyck. Depuis 1991, Aganetha Dyck s’est concentrée presque exclusivement sur son travail avec les abeilles, pratique artistique qui consiste entre autres, à placer des objets ordinaires dans une ruche et à laisser les insectes créer des sculptures en cire. L’artiste considère les abeilles comme ses « collaboratrices ». À l’instar des œuvres nées de l’automatisme surréaliste, le recours aux abeilles n’efface pas complètement les distinctions entre l’agencement humain et l’instinct animal dans une œuvre d’art, mais il y parvient presque. L’idée de voir Melyssia offrir à Anaïs une couronne de mariée en cire m’est venue du concept de l’exposition d’Aganetha Dyck, intitulé : The Wedding Party.
Puis, comment ne pas mentionner mon amie Valérie Chartrand, artiste visuelle qui travaille également depuis de nombreuses années sur le thème des abeilles. Combien de rencontres, de discussions passionnées nous avons eues depuis le début de nos projets respectifs, des échanges nourriciers et inspirants pour les deux. Combien je lui suis reconnaissante pour son partage d’énergie et d’enthousiasme et pour sa grande générosité à mon égard !

Musique

Comme je l’ai mentionné plus haut, la musique a toujours été une importante source d’inspiration de mon écriture romanesque et poétique, et L’Isle aux abeilles noires ne fait pas exception. Si, dans mes derniers livres, j’ai éprouvé le besoin de partager avec mes lecteurs le titre des pièces musicales qui ont inspiré mon écriture, je souhaite ici fournir au lecteur curieux la possibilité de pousser plus loin son expérience et comprendre davantage l’émotion qui anime le déroulement de certaines scènes du roman. De la musique ont jailli des idées, des mots et des images, des atmosphères et des émotions. 

Dans cet esprit, j’ai dressé une liste des pièces musicales du roman dans leur ordre d’apparition dans le texte et avec mention spécifique des chapitres et du contexte. J’ai également ajouté un lien vers YouTube d’une version de mon choix.


Chapitre 3. La reine est morte, vive la reine

1. Partita no 3 (BWV 1006) de Jean-Sébastien Bach. 
Les partitas de Bach sont des pièces que l’apiculteur Helios Xenakis aime jouer pour ses abeilles. Exemple interprété par le violoniste James Ehnes : www.youtube.com
2. Mélodie. Tirée d’Orphée et Eurydice, opéra en trois actes du compositeur allemand Christoph Willibald Gluck (18e siècle). Transcription pour violon et piano. 
Pièce interprétée par Helios Xenakis pour honorer la naissance de sa fille Melyssia (www.youtube.com).


Chapitre 10. La néréide des ondes

Fêtes des Belles Eaux, du français Olivier Messiaen, pièce composée pour six ondes Martenot. L’œuvre de trente minutes a été présentée à l’Exposition universelle de Paris en 1937, lors des spectacles de son et lumière sur les berges de la Seine, pour évoquer les mystères de l’eau et la magie des feux d’artifice.
Les ondes Martenot sont au cœur du chapitre où le personnage de la jeune Arielle entend l’instrument pour la première fois et le choisit comme instrument de prédilection. 
Olivier Messiaen : Fête des belles eaux (1937). TheWelleszCompany (www.youtube.com).


Chapitre 18. La danse en huit

Boléro. Musique de ballet pour orchestre en ut majeur écrite par le compositeur français Maurice Ravel. 
Pièce que la jeune Melyssia entend dans sa chambre au moment de sa convalescence et qui l’inspire à improviser une danse originale sur le thème des abeilles.
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Chapitre 26. Le mauvais sort

Les trois pièces ci-dessous sont jouées sur la grève de l’Isle aux abeilles noires lors d’un concert donné par le Trio Résurrection, organisé dans le but d’apaiser et de distraire les insulaires au moment d’une canicule inhabituelle.
Sérénade op. 8 en ré majeur de Ludwig van Beethoven

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Divertimento pour trio à cordes K 563 de Wolfgang Amadeus Mozart 

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Variations Goldberg de Jean Sébastien Bach BWV988 , transcription pour trio à cordes. 

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Chapitre 27. Chevelure de mer

L’Envol de l’alouette (The Lark Ascending) de Ralph Vaughan Williams, œuvre de 1917, pour violon et orchestre, inspirée d’un poème de George Meredith.
L’Envol de l’alouette est la pièce qu’interprète le violoniste Helios au moment où Arielle se précipite de la Falaise maudite. 

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Chapitre 31. L’orgue des anges

Lucia di Lamermoor, opéra de Donnizetti. Acte 3. Scène de folie, [I dolce suono colpi di sua voce.] accompagnée de la musique d’un harmonica de verre.

Dans ce chapitre, Yselle découvre le son de l’harmonica de verre en écoutant l’opéra et demande à son père de lui en fabriquer un pour son anniversaire.

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9. Adagio en ut mineur, k 617. De Wolfgang Amadeus Mozart. 
Quintette pour harmonica de verre, flûte, haut-bois, alto et violoncelle.
Autre exemple de musique réalisée pour harmonica de verre :

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Chapitre 32. La danse des sept voiles

1re suite pour violoncelle seul de Jean-Sébastien Bach. Tirée des six suites BVW 1007-1012, œuvres incontournables du répertoire du violoncelle moderne.
Musique qu’interprète Gaspard dans son atelier au moment où Melyssia s’y introduit et exécute sa danse de séduction.

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Chapitre 37. L’adieu du Chevalier au cygne

Mein Lieber Schwan, l’adieu du chevalier au cygne, de l’opéra Lohengrin de Richard Wagner, Acte III, scène 2. L’interprète est le ténor allemand Jonas Kaufmann.

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Chapitre 38. La découverte de la reine

Mention en note de bas de page du concerto pour piano no 21 de Wolfgang Amadeus Mozart, dans le cadre de la narration de Sunniva à sa fille de la tragique histoire des amants légendaires, Elvira Madigan et Sixten Spaar. L’histoire d’Elvira Madigan a donné lieu, en 1967, à un film du même nom, produit par le réalisateur suédois Bo Widerberg. Le concerto pour piano no 21 de Mozart, accompagnement musical du film, est devenu tellement populaire, que les distributeurs du disque de la musique du film le surnommèrent « Concerto Elvira Madigan ». 

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Chapitre 41. Il faut le dire aux abeilles

Brudevals. Valse traditionnelle des mariés, au Danemark. 
Dansée par le couple Anaïs-Virgile à minuit, pour clore les célébrations nuptiales.

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Chapitre 50. Une ivresse de mille soleils

Quatuor américain, quatuor à cordes numéro 12 en F majeur, d’Antonin Dvorak, deuxième mouvement, Lento.
Ce mouvement a été la source d’inspiration principale pour la création du personnage de Melyssia en tant que danseuse. La jeune femme dansera également sur cette musique pour le peintre Giotto, rencontré à Venise.

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Chapitre 55. Danser son abeille

Fantaisie sur un thème de Thomas Tallis, œuvre pour orchestre à cordes de Ralph Vaughan Williams (1910).
Pièce de musique sur laquelle Melyssia danse sur la scène parisienne son solo, « la femme-ruche », le corps recouvert de milliers d’abeilles.

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Autres musiques liées à l’écriture du roman

Les Hébrides ou la grotte de Fingal, opus 26, de Felix Mendelsson, est une ouverture composée en 1831, à la suite d’un voyage que le compositeur avait fait sur l’île de Staffa dans les Hébrides intérieures, à la grotte de Fingal. Cette curiosité géologique célèbre, soutenue par des colonnes basaltiques hexagonales, a inspiré de nombreux peintres et musiciens de plusieurs époques, y compris, plus récemment l’ensemble Pink Floyd.
Cette grotte est à l’origine du paysage que les naufragés découvrent dans le Préambule du roman. 

Ouverture “la grotte de Fingal“ Mendelssohn - YouTube
YouTube‎ · ‎jérôme Simon

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Partitas de Jean Sébastien Bach, interprétées par Nathan Milstein. Musique que j’écoutais juste avant d’écrire la naissance, comme une boule de feu, du personnage de Melyssia.

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Début février 2017
Un rêve troublant

J’ai fait un rêve troublant que je m’empresse de noter avant de l’oublier : je suis dans le jardin de mon enfance, à mes yeux, archétype du jardin. C’est l’hiver, au milieu de la nuit. Au sol, un peu partout, je vois des charbons ardents lumineux autour desquels sont agglutinées des abeilles qui tentent de se réchauffer. Puis, au sommet du grand pin qui a été planté par mon père à ma naissance, une abeille bourdonne très fort et attire mon attention. Dès que je lève les yeux, elle s’envole et vient se poser sur mon épaule gauche. On dit que les abeilles sont parfois les âmes des défunts. Immédiatement, je pense à mon grand ami et mentor, Jacques Flamand., toujours dans un état semi-végétatif à l’hôpital et cette fois atteint d’une infection qui pourrait l’emporter. L’abeille récite un poème à la beauté fulgurante et que j’aurais tant aimé retenir, mais en vain. Puis, l’abeille devient mon ami Jacques qui a écrit sur un carton la phrase suivante : « Il est temps de faire face à la tristesse de ton roman. » En prononçant ces mots, il recouvre le carton d’une feuille blanche et la feuille de punaises. Je suis bouleversée à l’idée de sa mort et lui demande quand il a quitté ce monde. Il me répond que cela fait trois quarts d’heures. Je me réveille en sursaut, en larmes. Il est 2 h 10 du matin et, convaincue de sa mort, je retourne me coucher sans pouvoir me rendormir. J’apprendrai plus tard que J .F. n’est pas mort à ce moment, mais le message que je retiens correspond à des conseils qu’il m’a déjà donnés.

J’ai tellement essayé d’écrire un roman plus lumineux, où la tristesse a moins d’emprise sur les personnages. Suis-je en train de me leurrer, d’écrire d’une manière qui est contre ma nature véritable ? Je vis depuis quelques années des moments de deuil et de tristesse que je ne puis ignorer. L’écriture ne doit-elle pas se nourrir de la réalité telle que je la vis ? Si je souhaite écrire un roman authentique, il me faut écouter ce que me dictent mes émotions, sinon l’écriture apparaîtra fausse et sans conviction, ne lèvera pas de terre. À l’image d’Yselle, je dois accepter ma part d’ombre et écrire de manière à demeurer fidèle à qui je suis, sans me juger. 

Été 2017
Lecture du manuscrit par mon comité de lecture
Réflexions

Quatre amis de mon entourage et à qui je fais une grande confiance ont maintenant lu une version du manuscrit qui, grâce à leurs précieux conseils, sera grandement amélioré. En écrivant les premières pages du roman, c’est une longue et complexe histoire de mon passé que je souhaitais raconter, espérant me libérer des ses aspects douloureux, afin qu’il ne reste que la beauté et la plénitude, la joie et la légèreté créatrices qui lui avaient donné tous son sens. Pendant six ans, j’ai construit mon livre. Petit à petit, j’ai rempli les alvéoles des chapitres, œuvré souvent avec peine et maladresse à la construction de ce que j’ai appelé « ma ruche ». Et quel aura été mon rôle en tant qu’écrivaine ? À l’image de l’abeille, je suis devenue tour à tour nourrice, architecte, maçonne, operculeuse, amazone guerrière, ménagère, nécrophore, butineuse des plus belles fleurs du monde : l’âme humaine. Même si je me suis approchée le plus près possible du secret des abeilles, je suis consciente que son mystère, comme celui de l’âme humaine, demeure intact.

L’Isle aux abeilles noires est le résultat du livre que je n’ai pas su ou peut-être pas pu écrire. En le relisant, je constate qu’une grande partie de mon texte se situe entre les lignes, sans les mots que, par peur ou pudeur, par instinct de protection, je ne le sais pas encore, je n’ai pas écrits.

Ce dont je suis certaine : j’ai écrit un livre vulnérable, dans lequel j’ai accueilli à bras ouverts ma part d’ombre, vécu la grande fragilité qui est aussi ma force.

J’ai cru un moment que les personnages que j’ai créés faisaient un peu partie de ma vie. En réalité, ils sont ma vie, chacun étant une petite part de moi. Ils y étaient depuis toujours. Leurs actions n’ont rien eu d’héroïque ni de mémorable. En revanche, leurs choix, leurs trahisons, leurs sacrifices, leurs simples gestes ont remué le cœur de leurs proches, ont entraîné toute une suite de transformations. J’espère de tout cœur que l’on retiendra d’eux leur authenticité, leur humanité, leur force et les failles qui caractérisent chaque être humain. Mais plus que tout, je souhaite que l’on n’oublie pas l’importance de la part secrète de ces êtres, cette facette si intime, si profonde que souvent l’on ne partage pas, cette part de soi qui fait de chacun de nous, entre les 80 milliards d’habitants de la terre, des âmes uniques.

Janvier 2018
Une suite visuelle inattendue

Au moment même où je crois le volet visuel du projet terminé, le manuscrit du roman entre les mains des lecteurs de la maison d’édition, une nouvelle suite d’œuvres entièrement différente s’impose à moi.

Une nuit début janvier, je fais un rêve en noir et blanc. Je rêve que tout l’intérieur de mon corps est tapissé d’alvéoles regorgeant de miel. Je sens tout mon être bourdonner et cela me rassure. Puis soudain, je me retrouve dans la cuisine de mon enfance et découvre dans un coin sombre du plancher une énorme guêpe qui se fraye un chemin par un trou, à la surface d’une tuile. Je suis saisie d’effroi. Combien sont-elles ? Y a-t-il tout un nid sous le plancher ? Les guêpes et les frelons sont les ennemis de la ruche et j’ai soudain l’impression que la maison est en danger. J’écrase du bout du doigt l’insecte menaçant et renfonce du bran de scie dans le trou. Je me sens de plus en plus en plus vulnérable. Je me réveille en proie à la peur que mon roman ne soit pas accepté, que tout mon projet soit rejeté et ne voit pas le jour. 

Dans le monde végétal, il n’est pas inhabituel pour des plantes qui se sentent menacées ou à la fin de leur cycle de vie, de chercher à se reproduire, question de sauver l’espèce. Ce matin, je me sens d’urgence appelée à exprimer ma peur que mon manuscrit ne soit pas accepté et que mon projet meure avant même de voir le jour, en créant de nouvelles œuvres. Sous le coup de l’émotion et dans la spontanéité du moment, je me laisse guider par mon intuition et plonge dans des archives de reproductions de gravures du dix-neuvième siècle que j’ai reçues en cadeau de Noël de mon mari. Après une suite d’œuvres hautes en couleurs et en textures, c’est le noir et blanc qui s’impose à moi, comme dans mon rêve. Je reviens à une technique qui m’est familière et me permet de travailler rapidement : le collage. Je trouve sans la chercher l’image d’un nid de guêpe! Puis une caverne sombre et menaçante. En moins de quelques heures, j’ai déjà une première œuvre que j’intitule À l’écoute de la peur. Je me laisse entraîner avec enthousiasme dans ce nouveau départ et les œuvres suivantes apparaissent sous mes doigts les unes après les autres, impatientes de se révéler. Je découpe, place, déplace, colle sans même réfléchir au sens de cette aventure imprévue. En moins d’une semaine, j’ai une quinzaine d’œuvres qui semblent toutes surgir de rêves. Cette expérience me fait penser à celle que j’ai vécue en 2013 lorsque j’ai réalisé une série d’estampes après avoir terminé l’écriture de mon recueil de poésie Racines de neige, et qui en est devenue le prolongement. Je crois comprendre leur provenance. Les œuvres foisonnent des images et symboles qui figurent dans le livre. C sont les rêves que le personnage de Melyssia transcrit fidèlement dans son carnet et que je n’ai jamais écrits. Le titre de la suite s’impose de lui-même : Carnet de rêves de Melyssia Xenakis. 

Mars-mai 2018
Conclusion

Je suis au milieu d’une ruche à la synthèse lumineuse. Un projet à trois volets, à son centre, le roman à la structure alvéolaire ; puis, comme des abeilles qui accompagnent et entourent leur reine, le volet journal (Dialogue avec la ruche), et celui des œuvres visuelles (Alchimie du miel). Le site Internet qui abritera le journal et les œuvres visuelles est en construction et sera en évolution pendant plusieurs mois ou années. Conçu non comme un simple site d’hébergement, il deviendra une œuvre à part entière, dynamique et en constante évolution.

J’éprouve la même fébrilité que les abeilles à la veille de l’essaimage. Il vient un moment où l’esprit de la ruche dicte aux abeilles l’heure de quitter leur habitation rassurante. Mon rôle d’auteure-apicultrice est terminé. Si le roman est un dialogue, la parole écrite demeure muette jusqu’à ce que le lecteur lui prête sa voix, lui injecte sa propre vie. L’Isle aux abeilles noires est sur le point d’essaimer. Il quittera avec la reine en son centre pour élire domicile dans l’imagination du lecteur et fonder une nouvelle cité. Il lui revient maintenant de recueillir l’essaim et, comme l’a écrit Samuel Becket, d’être à la hauteur des abeilles, de devenir alchimiste et de faire son miel.